Analyse n°504 de Emma Raucent - septembre 2025
L’adresse de référence est-elle un droit ? Entretien avec Adèle Pierre Emma Raucent Temps de lecture estimé : min Introduction En 2024-2025, nous sommes allés à la rencontre du secteur associatif de l'aide aux sans-chez-soi pour l'interroger sur sa réalité de terrain, ses besoins et ses aspirations. De ces rencontres sont ressortis de nombreux enjeux. L'article qui suit vous en présente un : l'accès aux droits par les personnes sans-chez-soi via le dispositif de l'adresse de référence. Cet article donne un petit aperçu de la réalité du sans-abrisme et des logiques administratives et juridiques sensés l'encadrer et le faire diminuer. Il s'inscrit dans un projet plus large qui donne à voir les contours des violences institutionnelles propres à ce secteur. Un podcast en trois épisodes sortira tout bientôt pour restituer les éléments phares de nos rencontres avec le secteur et de ses préoccupations profondes. (Emma Raucent, juin 2025) L’existence administrative d’une personne, et donc son accès aux droits civils et sociaux, est conditionnée en Belgique à son inscription à une adresse, soit à l’enregistrement de son lieu de domiciliation. Comment les sans-chez-soi peuvent-ils dès lors prétendre à leurs droits et à la pleine jouissance de leur citoyenneté ? Pour pallier leur « inexistence administrative », un régime juridique d’exception a vu le jour en 1997 au terme d’un mouvement associatif et militant de revendications sociales en la matière. C’est le régime de l’adresse de référence. Encore peu étudié et appliqué de façon variable d’une commune et d’un CPAS à l’autre, ce régime constitue pourtant un mécanisme essentiel, bien qu’imparfait, dans l’accès aux droits par les personnes sans-chez-soi. Pour en cerner les contours et les enjeux, nous avons interrogé Adèle Pierre, chercheuse et conseillère auprès de Bruss’help. Dans le cadre du projet collectif de recherche MEASINB (Measuring Invisibility in Brussels) à l’UCLouvain, elle s’est penchée sur la question de la disparition des individus des registres et sur la conditionnalité des droits sociaux. Sa recherche, ancrée dans le terrain, a fait naître de nombreuses questions quant au bien-fondé du régime de l’adresse de référence et à son adéquation par rapport à la réalité des personnes sans-chez-soi. Quelles sont les origines du système du registre national tel qu’on le connait en Belgique ? La question fondamentale que je me suis posée est « pourquoi le registre national est-il si important ? ». Est-ce qu'il est aussi important en Belgique qu'ailleurs ? Les origines des registres de population datent avant tout de la Révolution française. On est alors dans une période de troubles et l’État républicain cherche à réinstaurer l'ordre au sein de la société française. Les élites instaurent de nouveaux outils de recensement et d’uniformisation pour gérer la population. Évidemment les registres ne sont pas une totale invention à l’époque mais proviennent des registres paroissiaux. La volonté première, derrière cet outil, elle est avant tout sécuritaire. Ce n'est que par la suite, avec l'arrivée des États-providence, que ça va devenir aussi un outil d'accès à l'aide sociale. Mais ce qui est assez intéressant, c'est qu'à partir de 1900 le registre de la population sera abandonné en France. Par contre, sous l'égide du statisticien et démographe belge, Adolphe Quételet, la Belgique va perfectionner cet outil de contrôle de la population pour qu’il devienne le registre tel qu’on le connaît aujourd’hui. À l’heure actuelle, il est informatisé, mais ça reste exactement le même mode de fonctionnement. Y sont enregistrées des informations telles que la composition familiale, etc. En France, si on compare, ce n’est pas du tout la même chose. On peut prouver son identité en donnant une facture de gaz ou un permis de conduire. Le système de registre fondé sur la résidence, tel qu'il existe en Belgique, aussi abouti et aussi fin, est donc unique. On sait que l'accès aux droits sociaux, comme le chômage, les allocations, etc., est conditionné, en Belgique en tout cas, à l’existence administrative de la personne. Dans les années 1990, apparaît donc l'adresse de référence au profit des personnes sans-chez-soi pour remédier à leur « inexistence administrative » due à leur absence d’adresse. Cet outil juridique existait depuis longtemps pour les marins, pour les militaires, pour les bateliers, pour toute personne qui par définition n'a pas d'adresse et qui a malgré tout besoin d'un ancrage administratif (dans leur cas, à la maison communale), un endroit pour continuer à recevoir son courrier. L’adresse de référence a donc été étendue aux personnes sans-chez-soi par une loi de 1997 [1]. Cette loi prévoit que le CPAS ou l’adresse d’une personne physique (avec son accord) peut devenir l’adresse de référence d’une personne sans-chez-soi. L’idée derrière cet outil est aussi de leur permettre de récupérer leur accès à la citoyenneté, puisque sans adresse, pas de droit de vote non plus, donc pas de participation au projet démocratique. C’est donc quand même une sacrée bataille qui a été gagnée en 1997. Origines militantes et genèse juridique En Belgique, la loi de Laurette Onkelinx de 1993, « contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire », abroge les dispositions pénales criminalisant le vagabondage et la mendicité. Elle introduit aussi la possibilité pour les pouvoirs publics de réquisitionner des bâtiments vides pour loger les sans-abris et leur donner ainsi accès au revenu d’intégration sociale. Toutefois, cette disposition n’est quasiment jamais activée par les communes. Ce blocage est alors le point de départ d’importantes actions militantes portées notamment par Alain Siénart [2] à travers sa « croisade des sans-abris » [3]. Après la tentative avortée d’un système de recensement des sans-abris dans un registre ad hoc, l’idée de l’adresse de référence germe à titre de revendication. Ce combat donne finalement lieu à l’adoption d’une loi en janvier 1997. Si elle est défendue comme un droit par les mouvements issus de la société civile, l’adresse de référence n’est pas perçue comme telle par l’ensemble des parlementaires. Dans les travaux préparatoires de la loi, on voit de fait toute l’ambiguïté des motivations dans l’adoption d’un tel système. L’avant-propos, ayant en premier lieu égard aux droits civils, présente l’adresse de référence comme une condition à la jouissance de ces droits par les [lire la suite]
Billet d'humeur n°4 de cpcp-webmaster - juillet 2025
Les ingénieurs imaginaires de l’Arizona Billet d'humeur n°4 pour la thématique Sociétés et Environnement - Juillet 2025 Temps de lecture estimé : min « Si on veut travailler comme les ingénieurs, à un moment, il faut avoir des données » déclarait Adrien Dolimont (MR) au micro de la RTBF le 14 juillet 2025 [1]. Le président du gouvernement wallon s’exprimait ainsi au sujet de la réforme du chômage actée par le gouvernement Arizona le 21 juillet 2025 [2]. Celle-ci doit mener à l’exclusion de plus de 180.000 personnes du chômage dans le courant de l’année 2026 [3]. Cette métaphore visant à comparer l’action gouvernementale au travail d’ingénieurs fait écho aux déclarations de Georges Louis-Bouchez (MR) qui avait annoncé vouloir « gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes » [4]. Intéressons-nous donc aux dites données. « Les chiffres ne mentent pas » D’après le Bureau du plan, la réforme du chômage — limitant les allocations à une durée de deux ans — grèvera la croissance économique du pays jusqu’en 2028. Ces prévisions se basent sur « l’érosion du pouvoir d’achat » causée par la réforme c’est-à-dire l’appauvrissement des ménages touchés par celle-ci [5]. Et pour cause, Adrien Dolimont, interrogé par des parlementaires wallons sur les conséquences de cette mesure a concédé qu’« un tiers des exclus sera remis à l'emploi, un tiers ira vers les CPAS et un tiers, heu… disparaîtra des radars... », aidé par son collègue Nicolas Tzanetatos qui suggère « travaillera en black » [6]. On appréciera la précision de l’ingénieur. Toujours selon le Bureau du plan, les très nombreuses mesures d’austérité prévues par l’Arizona (pensions, santé, marché du travail, …) ne permettront pas non plus de ramener le déficit sous la barre des 3% du Produit intérieur brut comme promis initialement. Au contraire, le déficit pourrait atteindre 5,4% d’ici 2029. Le gouvernement aurait, en effet, surestimé les « effets retour » de ses réformes auxquelles il convient d’ajouter l’augmentation des dépenses militaires, le poids de la dette et les exemptions d’impôts promises [7]. « Les chiffres ne mentent pas » avait pourtant déclaré, le premier ministre Bart de Wever lors de son discours de politique générale en février 2025 [8]. Au sujet des chiffres qui ne mentent pas, une récente étude publiée par le réseau Éconosphères démontrait qu’en 2022 le soutien de l’État belge aux entreprises privées lucratives s’élevait à 52 milliards d’euros (plus du quintuple des aides concédées en 1996) et ne comprenaient que peu ou pas de garanties effectives concernant le maintien de l’emploi ou l’investissement dans l’entreprise [9]. Dans le même temps, en Belgique, le nombre de « super-riches » (c’est-à-dire les personnes disposant d’un patrimoine immédiatement disponible d’au moins 30 millions d’euros) a augmenté de 9% entre 2023 et 2024 [10]. Autant de données qui semblent constituer un angle mort de la politique budgétaire et fiscale gouvernementale. Les données climatiques aux oubliettes Beaucoup plus concret que les prévisions des « effets retour » du gouvernement Arizona ; le dôme de chaleur qui s’est abattu sur la Belgique entre la fin du mois de juin et le début du mois de juillet 2025 [11]. Le 1er juillet, le thermomètre indiquait 35,9° à Uccle. Au cours du siècle dernier, la température a dépassé trois fois les 35° à Uccle au cours du mois de juillet. Ce 1er juillet marquait la dixième fois que ce palier était franchi depuis 2010 [12]. Rien que dans douze grandes villes analysées par des chercheurs britanniques (dont Paris, Londres et Francfort), cette vague de chaleur se serait soldée par le décès prématuré de 2.300 personnes entre le 23 juin et le 2 juillet 2025. D’après l’analyse publiée par le Graham Institute, deux tiers de ces décès sont attribuables au changement climatique. Et les chercheurs de rappeler que le bilan en termes de vies humaines est donc bien supérieur aux dernières catastrophes naturelles qui ont touché l’Europe [13]. Et du côté de l’Arizona ? Le 21 juillet 2025, le gouvernement fédéral a annoncé un accord concernant la contribution fédérale au Plan National Énergie Climat [14]. Avec un an de retard, la Belgique se place parmi les pires retardataires de l’UE aux cotés de la Pologne pour la soumission de son plan à la Commission européenne. Afin de rédiger ce plan, le gouvernement avait interrogé 1.560 personnes. Il en ressort qu’un impôt sur la fortune des plus gros patrimoines apparaissait parmi les mesures les plus populaires pour financer la transition énergétique, juste derrière une taxation en fonction de la localité des produits [15]. Sans surprise, « cette donnée » n’a pas été intégrée dans le plan. Le gouvernement fédéral a en revanche annoncé s’aligner en partie sur le projet de plan, notamment, en augmentant le taux de déduction pour investissement « liés à la transition énergétique » pour les grandes entreprises (celui-ci devrait passer de 30 à 40%) [16]. En d’autres termes, le Plan National Energie Climat a été perçu comme une opportunité pour justifier un nouveau cadeau aux entreprises multinationales plutôt que comme un véritable levier pour implémenter une politique climatique de long terme et ambitieuse. Faut-il s’en étonner alors que le Ministre fédéral de l’Emploi, David Clarinval (MR), déclarait le 25 juillet dernier qu’il était préférable de suspendre les ambitions environnementales européennes afin de préserver l’industrie [17] ? Du côté du gouvernement wallon, on vient de signer le nouveau permis d’exploitation de l’aéroport de Charleroi pour une durée de vingt ans. Celui-ci prévoit une augmentation de 4.000 vols supplémentaires d’ici 2030. Pour justifier ce non-sens en termes de politique climatique, le gouvernement s’appuie sur le règlement européen imposant aux compagnies aériennes des quotas d’émission de CO2 en diminution et la marchandisation des « droits à polluer » [18]. Ceux-ci sont supposés fonctionner comme une garantie que la croissance de l’aéroport ne se fera pas au détriment du climat. En réalité, les possibilités de décarbonation du secteur apparaissent très limitées et l’augmentation du nombre de vols pourrait occulter les éventuels gains obtenus par des avancées technologiques [19]. Quelques mois plus tôt, le gouvernement wallon annonçait une baisse moyenne de 60% du montant des primes à la rénovation des logements destinés, notamment, à améliorer l’efficacité [lire la suite]
Étude n°52 de Axel Winkel - juillet 2025
“L’absence” d’erreurs judiciaires en cour d’assises et le projet Bénéfice du Doute Une plongée dans le système judiciaire criminel belge Axel Winkel Temps de lecture estimé : min Introduction En 2021, la Katholieke Universiteit Leuven (KUL) a lancé le projet « Voordeel van de Twijfel » (« Bénéfice du Doute »). Son objectif : analyser des dossiers de personnes condamnées pour des crimes en Belgique mais qui clament leur innocence derrière les barreaux. Pendant un an, des étudiants en criminologie, en droit ou en sciences biomédicales légales sont invités à étudier un dossier à charge afin d’en vérifier la solidité. Cette initiative s’inscrit dans la lignée d’organisations telles que l’Innocence Project aux États-Unis qui a permis la libération de 251 innocents, dont certains étaient dans le couloir de la mort. Unique dans le paysage belge, le Bénéfice du Doute questionne le « tabou » des erreurs judiciaires en Belgique. En 2020, nous nous étions déjà intéressés à cette question en interrogeant l’absence d’appel en cour d’assises en Belgique . Pour rappel, en cour d’assises, là où vous êtes accusé des faits les plus graves en droit pénal et où vous risquez les peines les plus lourdes, il n’existe pas de droit à un second procès. Votre seule possibilité est un recours devant la Cour de cassation mais celle-ci ne jugera que de la forme et non du fond. Formellement, le double degré de juridiction est respecté. Mais par rapport à l’esprit des prescriptions internationales dans lesquelles l’appel est bien appuyé comme la garantie d’une justice équitable, le système belge des assises nous paraissait pour le moment insatisfaisant. En ne permettant pas d’appel et en ne proposant que des motivations lapidaires, il affaiblit deux garanties d’une justice équitable et non arbitraire. Et pourtant, les justiciables aux échelons inférieurs y ont droit. On introduit ainsi une discrimination alors même que ces personnes encourent les plus lourdes peines du système pénal belge. Afin de sécuriser encore plus la procédure criminelle pour les justiciables, nous appelions à la création d’une véritable possibilité d’appel pour les arrêts de cour d’assises. En filigrane de cette analyse se posait donc la question de la possibilité d’erreurs judiciaires au niveau de la cour d’assises en Belgique. Le projet le Bénéfice du Doute permet de rediscuter de cette problématique en ne s’intéressant plus uniquement à « l’architecture » du système judiciaire belge mais aussi au travail de terrain des professionnels de la justice et aux causes reconnues d’erreurs judiciaires. Nous parlerons de faux aveux, de mauvaise gestion de suspects vulnérables, de fausses accusations, de faux en écriture, de recours à des méthodes scientifiques « douteuses », de surcharge de travail… Nous tenterons d’établir la réalité de ces problématiques sur le territoire belge et leurs impacts sur la potentialité d’erreurs judiciaires au niveau de la cour d’assises. Le Bénéfice du Doute : le projet Le projet le Bénéfice du Doute a donc débuté en 2021. Chaque année, il regroupe dix étudiants provenant de criminologie, de droit et de sciences biomédicales légales. Ils réétudient un dossier criminel dans lequel la personne a été condamnée mais clame ou a toujours clamé son innocence. Ils examinent le dossier et identifient les preuves qui s'y trouvent. Ils analysent l'enquête menée par la police, les arguments utilisés par le procureur pour créer le scénario selon lequel cette personne était l'auteur du crime. Ils vérifient si cette approche était valide, si le scénario tient la route, si les bonnes techniques ont été utilisées ou si des erreurs ont peut-être été commises. C’est une nouvelle analyse complète du dossier. Ils ne sont donc pas à la recherche de nouvelles preuves mais se basent uniquement sur le dossier existant lors de la condamnation. À la fin du processus, ils écrivent un rapport. Celui-ci est remis à l’avocat de la personne condamnée ou au condamné lui-même. Dans ce rapport, ils peuvent indiquer de nouvelles pistes qu’il faudrait explorer. Ce rapport peut ensuite être utilisé pour une procédure de révision afin de demander un nouveau procès. Avec un cas par année académique, le programme en est donc à son quatrième dossier mais, tenus par le secret, ils ne peuvent communiquer sur les résultats de leur travail sans autorisation de l’avocat et/ou de la personne condamnée. Cette initiative unique en Belgique est inspirée par le projet « Gerede Twijfel » (« Doute Raisonnable ») à l’Université libre d’Amsterdam. Créé en 2003, ce projet a mené à la révision de nombreuses affaires criminelles aux Pays-Bas et notamment à la libération en 2022 d’un homme ayant passé quatorze ans en prison pour un meurtre qu’il n’avait pas commis . Les coordinateurs de Gerede Twijfel ont aidé à la création du programme belge. Ces projets comme le Bénéfice du Doute ou le Gerede Twijfel s’inscrivent dans la constellation d’organisations telles que le très connu Innocence Project lancé en 1992 aux États-Unis. Comme indiqué, il a permis la libération de 251 innocents aux États-Unis depuis sa création. Peu à peu, le concept s’est répandu à travers le monde, notamment au Canada, en Italie, aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. Le réseau international Innocence Network a alors été créé en 2005 et il aurait permis la libération de 750 innocents à travers le monde. Il existe cependant des différences notables entre Gerede Twijfel ou le Bénéfice du Doute et le projet américain. Si aux États-Unis, les étudiants recherchent de nouveaux éléments, de nouvelles preuves et, au final, se rendent au tribunal pour plaider, cela n’est pas le cas en Belgique. Pour Tamara De Beuf, porte-parole et ex-superviseuse du projet à la KUL: « Ces différences sont entre autres dues au fait que notre projet ne s’étale que sur une année. Si vous voulez plaider au tribunal, c’est un processus qui dure plusieurs années et cela ne correspond pas à notre format » . Le Bénéfice du Doute est donc moins ambitieux que son organisation « sœur ». Cela est aussi dû à des questions de moyens financiers. « Il n’y a juste pas de financement et [lire la suite]
Analyse n°502 de Boris Fronteddu - juin 2025
Partie III Les Fissures de l'autorité Le repérage de l’acceptabilité d’un système est indissociable du repérage de ce qui le rend difficile à accepter : son arbitraire en termes de connaissance, sa violence en termes de pouvoir Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, 1978. repression du mouvement écologiste quand l'autorité publique bafoue le droit international Boris Fronteddu Temps de lecture estimé : min contexte En juin 1998, la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies adoptait la Convention sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement (dite la Convention d'Aarhus). Celle-ci est entrée en vigueur en Belgique en 2003 et institue, pour les États parties, une obligation légalement contraignante de protéger les défenseurs de l’environnement contre la pénalisation, la persécution et le harcèlement. En outre, depuis 2021, les Parties à la Convention ont voté en faveur de la création d’un mécanisme de réaction rapide de protection des défenseurs de l’environnement. Et cela passe, notamment, par la nomination d'un Rapporteur Spécial sur les Défenseurs de l'Environnement. Dans son premier rapport paru en février 2024, ce dernier s’inquiète d’une « nette augmentation de la répression » à l’encontre des mouvements écologistes et de leurs militants en ce compris, au sein de l’Union européenne (Unece, 2024). Il note que « la désobéissance civile est reconnue comme une forme d'exercice des droits à la liberté d'expression et à la liberté de réunion pacifique (…) toutes les actions de désobéissance civile sont une forme de manifestation et, tant qu'elles sont non violentes, elles constituent un exercice légitime de ce droit (…) Dans de nombreux pays, la réponse de l'État aux manifestations environnementales pacifiques consiste de plus en plus à réprimer, plutôt qu'à permettre et à protéger ceux qui cherchent à s'exprimer en faveur de l'environnement » (Ibid). Or, d’après le rapport « Standing firm. The land and environmental defenders on the frontline of the climate crisis » publié par l’ONG Global Witness, au moins 196 militants écologistes ont été assassinés en 2023. 85% de ces assassinats ont eu lieu en Amérique latine (Global Witness, 2024). Néanmoins, comme l’illustre la ligne du temps ci-dessous, la répression des défenseurs de l’environnement de la part des autorités publiques et d’entreprises privées s’intensifie également au sein de l’Union européenne. Ainsi, par exemple, en 2019, deux gardes forestiers roumains ont été assassinés pour avoir enquêté sur des cas possibles d’exploitation forestière illégale (BBC, 21 octobre 2019). La même année, en France, une journaliste d’investigation qui travaillait sur l’agriculture intensive en Bretagne a remarqué que son véhicule avait été saboté, deux boulons ayant été retirés d’une roue. Elle a également reçu des menaces anonymes par téléphone et, en janvier 2019, son chien avait été empoisonné. Le Secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes a, pour sa part, dénoncé « le manque de réaction de la part des autorités françaises » dans le cadre de ce dossier (International Federation of Journalists, 2021). En parallèle, plusieurs journalistes, notamment en France, au Royaume-Uni et en Espagne, ont été verbalisés (et pour certains d’entre eux, envoyés devant un tribunal) pour avoir couvert des actions militantes (Le Monde, 4 décembre 2022 ; Coe, 2022 ; The Guardian, 23 novembre 2022). En mai 2024, l’Unesco publiait, à ce sujet, le rapport « Press and Planet in danger ». L’agence onusienne y note que sept journalistes environnementaux sur dix ont été victimes d’attaques en raison de leurs activités entre 2009 et 2023 dans toutes les régions du monde. Le rapport souligne, par ailleurs, que ces attaques ont considérablement augmenté depuis 2019 (Unesco, 2024). ligne du temps La ligne du temps ci-dessous couvre la période janvier 2022- septembre 2024. Elle reprend quelques évènements clés dans la dynamique de répression qui s’abat sur les mouvements écologistes au sein de l’Union européenne. Elle n’a pas vocation à être exhaustive mais plutôt à illustrer les différentes formes que prend cette répression orchestrée par les pouvoirs publics et les entreprises privées. Du 21 janvier au 30 juin 2022 Des procès en diffamation La société BUK (filiale de la société belge Green Invest) a intenté trois procès pour diffamation contre deux militantes en Bosnie-Herzégovine. Les jeunes femmes alertaient quant aux conséquences environnementales potentielles des nouveaux projets de centrales hydrauliques sur la rivière Kasindolska (Amnesty International, 2022) 26 avril 2022 une loi qui interdit les manifestations Adoption de la législation « Police, Crime, Sentencing and Courts Act » au Royaume-Uni. La loi permet de restreindre les manifestations et d’interdire les rassemblements jugés bruyants ou perturbateurs. La loi interdit également aux manifestants de s’attacher à une personne ou un objet. Le simple fait d’être « équipé » pour cela pourrait constituer une infraction pénale (Unece, 2024) 1er novembre 2022 Ecoterrorisme En France, le Ministre de l’Intérieur qualifie d’ « écoterrorisme » les manifestations contre le projet de méga-bassines à Sainte-Soline. (Libération, 1er novembre 2022) 2 novembre 2022 La jeune fille à la perle La Cour d’appel de La Haye annule la condamnation à la prison des trois Belges qui s’étaient collés à la vitre protégeant le tableau de « La jeune fille à la perle ». La Cour a fait prévaloir le droit à la liberté d’expression (7sur7, 2024) 6 décembre 2022 Une amende de 540 £ Deux militants du collectif « Just Stop Oil » sont jugés coupables d'avoir causé des dommages criminels à une toile de la National Gallery par un juge de district du tribunal de Westminster. Ils sont condamnés à une amende de 540 livres sterling chacun. (BBC, 6 décembre 2022) 18 janvier 2023 assassinat Aux États-Unis, un militant écologiste est assassiné par la police. Les policiers lui ont tiré au moins 57 fois dessus. (The Intercept, 20 avril 2023) 25 mars 2023 Opposition aux méga- bassines À Sainte-Soline (France), 3.200 gendarmes, 9 hélicoptères, 4 blindés et 4 camions à eau ont été déployés face aux dizaines de milliers de manifestants qui s’opposaient au projet de méga-bassines. On dénombre 200 manifestants blessés dont deux grièvement. L’une des figures emblématiques [lire la suite]
Analyse n°496 de Boris Fronteddu - juin 2025
Partie I Les discours d'autorité L’imaginaire (représentations mentales et imageries correspondantes) est une dimension constitutive du politique et le symbolique est indispensable à la reconnaissance et à la légitimation de l’autorité. M. Baloge et al., « Figures d’autorité », 2014 L'autorité du discours austéritaire Cache-misère du renoncement politique ? Boris Fronteddu Temps de lecture estimé : min Introduction Un peu plus de dix ans après la crise des dettes souveraines au sein de l’Union européenne (UE) et les politiques d’austérité implémentées dans son sillage, le Parlement et le Conseil se sont accordés sur une actualisation des règles budgétaires européennes en avril 2024. Celles-ci avaient, en effet, été temporairement suspendues pour permettre aux États membres de faire face aux conséquences socioéconomiques induites par la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine (Commission européenne, 2022). La nouvelle mouture des règles budgétaires européennes (notamment du volet préventif du Pacte de Stabilité et de Croissance, voir plus bas) a été soutenue par les deux principaux partis du Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE) et les Sociaux-démocrates européens (S&D) avec l’appui des libéraux (Renew Europe) et des Conservateurs et Réformistes (ECR) (Euractiv, 2024). Dans la pratique, le retour des règles budgétaires se traduira très probablement par un retour en force des politiques d’austérité en Europe (Varoufakis, 2024). Pour la Belgique spécifiquement, ce nouveau texte implique des économies annuelles de 3,9 milliards d’euros par an pendant sept ans ainsi qu’un contrôle renforcé de la Commission européenne sur les dépenses publiques de l’État belge (Maarten, 2024). Une tendance dans laquelle s’inscrivent, par ailleurs, les accords de gouvernements wallon et fédéral. La nouvelle déclaration de politique régionale wallonne (2024-2029) prévoit que « les efforts [budgétaires] seront principalement soutenus par des mesures de réduction des dépenses publiques » (RTBF, 2024). Quant au gouvernement fédéral, le Premier ministre Bart De Wever, lors de la déclaration de gouvernement à la Chambre, a annoncé : « [l’effort budgétaire ne sera] pas agréable, mais croyez-moi : un régime contraignant, c’est parfois la seule option pour continuer à vivre sainement » (RTBF, 2025). Le Premier faisait ainsi “subtilement” référence à sa propre perte de poids (à propos de laquelle il a d’ailleurs rédigé un livre de développement personnel) (La Libre, 2012). De son côté, Paul Dermine, professeur de droit de l’Union européenne à l’ULB, affirmait au quotidien L’Écho que « nos finances publiques sont désormais sous tutelle européenne, et la politique économique et budgétaire du futur gouvernement ne lui appartient déjà plus pleinement » (L’Écho, juillet 2024). Pourtant, nous allons le voir, cette apparente impuissance des autorités publiques nationales face à des règles présentées comme « techniques » résulte en fait d’un long processus de renoncement. En construisant un discours présentant l’austérité comme un mal nécessaire, les représentants politiques européens et nationaux l’ont progressivement imposée comme relevant du sens commun, plaçant son statut en dehors du champ du débat démocratique. Le poncif est connu : l’austérité s’impose d’elle-même et résulte d’une prise de responsabilité politique courageuse. Mais d’où provient cet argumentaire entonné en chœur par les responsables politiques, les éditorialistes de plateau et les économistes orthodoxes ? Le retour du "mal nécessaire" Interrogé par Le Figaro en 2015 à propos de la victoire du parti Syriza en Grèce, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, déclarait qu’« il n’y a pas de choix démocratique à l’intérieur des traités » (Libération, juin 2018). Cette citation, qui avait fait grand bruit à l’époque, est symptomatique d’un cadrage des débats relatifs aux politiques budgétaires en Europe. Un petit retour sur les débats ayant mené à l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois nous permet d’appréhender l’apparente homogénéité des discours politiques relatifs à « la nécessité » d’imposer des mesures d’austérité. Depuis le début des années 1990, les critères de Maastricht imposent aux États membres de limiter leurs déficits publics annuels sous la barre des 3% du Produit Intérieur Brut (PIB) et leurs dettes publiques sous 60% de celui-ci. Des ajustements périodiques ont ensuite été adoptés afin d’opérationnaliser ces plafonds et de renforcer le contrôle de la Commission européenne (Toute l’Europe, juin 2024). Ainsi, dans la continuité du Traité de Maastricht (1992), du Pacte de stabilité et de croissance (1997) et du Six-Pack (2011), l’UE adopte, en mars 2012, le TSCG. Dans une UE toujours aux prises avec la crise des dettes souveraines, le traité vise à contraindre plus fortement les États membres à disposer de finances publiques « en équilibre ou en excédent » (Toute l’Europe, mars 2022). L’un des éléments clés du TSCG repose sur le fait qu’il institue une « règle d’or ». Celle-ci impose, notamment, de limiter le déficit structurel à 0,5% du PIB pour les États dont la dette dépasse 60% du PIB et à 1% pour ceux dont la dette est inférieure à 60% du PIB. Le texte a dû être intégré au sein du corpus juridique national des États membres par voie législative, voire par un ajout dans les Constitutions nationales. Dans le détail, la Belgique a voté le texte en 2012 sous l’égide du gouvernement Di Rupo. La partie du traité relative à l’intégration de la règle d’or a, pour sa part, été entérinée dans un accord de coopération entre le fédéral et les régions un an plus tard. Ariane Gemander, chercheuse en politique internationale à l’ULB, a réalisé un travail particulièrement éclairant à ce sujet dans le cadre d’un ouvrage collectif portant sur le néolibéralisme en Belgique (Gemander, 2023). Elle a analysé les discours qui ont accompagné les votes menant à l’adoption du TSCG au sein des Parlements fédéral, wallon et bruxellois. Dans les trois instances, le texte a bénéficié d’un large soutien de la part de l’ensemble des partis politiques au pouvoir aussi bien au fédéral qu’au sein des entités fédérées (à savoir le PS, le SP.a, Ecolo, Groen, le CDH, le CD&V, le MR et l’Open Vld). L’analyse des prises de paroles parlementaires dans l’ensemble de ces instances législatives la conduit à affirmer que : « La totalité des partis de gouvernement fonctionne comme des acteurs "relais" du référentiel néolibéral. Leurs discours traduisent et [lire la suite]
Analyse n°498 de Anna Constantinidis - juin 2025
Partie II Les sujets de l'autorité Quel type de sujet le pouvoir requiert-il pour atteindre son efficacité maximale Seleneart, Michel Foucault : le problème de l’acceptabilité du pouvoir, 2016. autorité des machines et entreprise de soi Anna Constantinidis Temps de lecture estimé : min Introduction « Santé Canada a homologué Natural Cycles, une application de suivi de cycle menstruel utilisée comme moyen de contraception ». « Cette bague vous dira que vous allez être malade avant les premiers symptômes ». Il y a quelques années, ces citations auraient pu être prises pour des extraits d’un nouveau livre de science-fiction. Il n’en est rien ; elles proviennent d’articles de presse ou de sites consacrés aux technologies et datent de… 2024. Elles sont simplement le reflet d’une réalité nouvelle : l’omniprésence – voire l’omniscience – des objets numériques dans – et sur – nos vies. Cette réalité fait émerger de nouvelles formes d’interaction entre ce que nous appellerons les ‘machines’ et nous. L’une de celles-ci est étroitement liée au sujet de cette revue. Notre hypothèse est que les outils numériques semblent en effet commencer à exercer sur nous, ou plutôt, nous sommes en train de leur conférer, une certaine autorité sur nos vies. L’autorité revêtant une dimension morale et politique, il peut être surprenant, comme l’indique Thierry Ménissier, philosophe à Grenoble et auteur d’un article scientifique sur la « confiance en l’intelligence artificielle et l’autorité des machines » (Ménissier, 2021, p. 3), de parler de l’autorité d’une machine ou d’un outil (on parle généralement de l’autorité d’un parent, de l’autorité politique, etc.) ; pourtant, indique le philosophe, « l’observation de la réalité » pousse à prendre au sérieux cette idée (Ibid.). L’autorité est liée à la confiance, or « il existe de la confiance envers l’action efficace des machines », qui donne donc naissance, de facto, à « l’essor d’un nouveau genre d’autorité lié à l’efficience technologique » (Ibid.). Cet article se veut un rapide tour d’horizon de ce nouveau type d’interaction, voué à ouvrir et susciter le questionnement et la réflexion. Nos nouveaux maîtres, les algorithmes Commençons par les algorithmes, qu’on pourrait qualifier de nouveaux maîtres du jeu dans nos vies personnelles et professionnelles, comme les quelques exemples suivants l’illustrent. Ceux-ci vont du plus individuel (le premier, écrit en « je »), au plus collectif : a) Par les résultats qu’il me fournit, mon moteur de recherche exerce déjà une autorité sur moi, en ce qu’il oriente ma pensée, mon travail si j’effectue une recherche bibliographique, ma vision du monde aussi. Que la recherche soit effectuée sur un moteur de recherche qui garantit la protection des données personnelles, comme DuckDuckGo, ou sur Google, les résultats affichés ne seront pas les mêmes. Et bien que DuckDuckGo soit mon moteur de recherche de référence pour un maximum d’usages, lorsque je suis prise par le temps, et que j’entre dans un état d’esprit de recherche d’ « efficience et d’efficacité », la version performante de moi bascule généralement sur Google, le mastodonte qui peut m’offrir un maximum de résultats correspondant exactement à ce que je recherche. Bien que je sois consciente de vouloir « offrir » le moins de données personnelles aux GAFAM (voir à ce propos Fronteddu, 2023 ; Courteille, 2024), pour contrer leur utilisation commerciale par ces firmes monopolistiques ainsi que le pouvoir grandissant de ces dernières, la version de moi qui doit rapidement clôturer son article pour pouvoir s’atteler à d’autres tâches, en a besoin. Et ainsi, l’algorithme de Google fait autorité… Plus largement, nos besoins, nos façons d’être et de penser, à commencer par notre rapport au temps, semblent être fondamentalement transformés par l’outil digital et sa logique algorithmique, cette transformation rendant à son tour ces derniers incontournables dans notre quotidien. b) Dans le monde professionnel, les algorithmes sont déjà à la manœuvre dans de nombreux domaines, notamment le management, le travail de l’économie de plateforme constituant un exemple paradigmatique. La problématique générale dans le management algorithmique est l’incapacité totale des travailleurs à déterminer les modalités de leur travail et leur mise en concurrence permanente, l’algorithme définissant unilatéralement et catégoriquement l’allocation du travail, en tout cas pour les plateformes de type Uber et Deliveroo (voir Raucent, 2022a). Par ailleurs, de nombreux biais discriminatoires y ont été observés : par exemple, en France, des livreuses payées moins que des livreurs, car elles « roulent moins vite » (« Quand l’algorithme contrôle tout », 2021), mais aussi, en 2020, des livreurs Uber bloqués du jour au lendemain sur l’application en raison de prétendues activités frauduleuses identifiées par l’algorithme (Ibid.). Faute de médiation humaine, aucun moyen de réclamation : c’est par le biais de l’algorithme que s’exerce le rapport d’autorité à l’encontre du coursier. Même si une directive européenne a mis en place un certain nombre de protections (« Travailleurs des plateformes », 2022), comme l’instauration d’un contrôle humain du système de décision automatisée ainsi que le recours possible contre les décisions de ce type, il est à regretter que nombre d’autres « travailleurs, hors plateformes », soient « soumis à des systèmes non réglementés de prise de décision automatisée (Raucent, 2022b, pp. 12-13) : ainsi Ford, qui a obligé son personnel à porter des bracelets avec traqueurs pour vérifier le respect des règles de distanciation pendant la crise du covid, ou encore Amazon qui trace ses conducteurs (voir Ibid., pp. 11-12 ; Cater l., Heikkilä M., 2021 ; Todolí-Signes A., 2021). c) Au niveau de nos pouvoirs publics, la « gouvernance algorithmique* » est en marche : il s’agit d’utiliser des algorithmes pour faciliter certaines tâches, comme le rappellent Elise Degrave, Clément Maertens et Laurent Roy dans un article sur les droits fondamentaux face aux algorithmes du secteur public (Degrave, Maertens et Roy, 2023) : par exemple, l’utilisation d’algorithmes pour répartir les élèves dans les écoles secondaires, ou la détection des domiciliations fictives sur la base des données de consommation des assurés sociaux (Ibid., p. 15). La promesse de l’utilisation de ces technologies ? Comme précédemment, celle de l’efficacité et de l’efficience. Mais le grand problème de leur utilisation par les autorités publiques est qu’elle est contraignante pour les citoyens (Ibid.). Et que par ailleurs, les algorithmes à l’œuvre, programmés hors UE par des firmes privées, sont souvent méconnus par les [lire la suite]
Analyse n°501 de Boris Fronteddu - juin 2025
Partie III Les Fissures de l'autorité Le repérage de l’acceptabilité d’un système est indissociable du repérage de ce qui le rend difficile à accepter : son arbitraire en termes de connaissance, sa violence en termes de pouvoir Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, 1978. ni dieu, ni maître, ni patron , ni mari aux fondements de la pensée anarchiste Axelle Durant et Boris Fronteddu Temps de lecture estimé : min Introduction Courant politique et idéologique apparu après la Révolution industrielle, l’anarchisme (ou libertarisme), est un concept assez méconnu mais pourtant foisonnant d’idées. Associé dans l’imaginaire populaire à des images de chaos et de désordre, l’anarchisme pâtit d’une connotation négative où toute vie politique serait impossible et où la population serait livrée à une vie sans règle, sans structure. Or, il n’en est rien. Le mouvement anarchiste prône, entre autre, l’auto-organisation, l’aide mutuelle, la démocratie directe … Nous développerons plus en détails les grandes idées de ce courant et quelques-unes de ses répercussions sociopolitiques dans cette analyse. Bien que d’autres mouvements partageant certaines de ses idées lui aient préexistés, l’anarchisme connait l’essentiel de son développement théorique et intellectuel à la fin du XIXe siècle (Baillargeon, 2008). Trois grands courants existent au sein de l’anarchisme : le mutuellisme de Pierre-Joseph Proudhon ; l’antithéologisme de Mikhaïl Bakounine et le communisme libertaire de Pierre Kropotkine (Jourdain, 2020). Si ces trois courants se penchent principalement sur des questions économiques ou de répartition de propriétés et de richesse, l’anarchisme ne se limite pas à ces aspects. Il se base sur plusieurs principes : le rejet de l’autorité coercitive, l’abolition du capitalisme, la fédération des individus, l’égalité et la liberté (Jourdain, 2023). Au cours du temps, plusieurs formes d’anarchisme ont vu le jour lorsque d’autres idéologies s’y allient, pour former de nouveaux paradigmes de réflexions, sortes d’hybridation entre plusieurs mouvements de pensée. Nous pouvons prendre comme exemples l’anarca-féminisme et l’éco-anarchisme dont les concepts propres seront abordés dans cette analyse. Conception(s) de l’anarchisme Pierre-Joseph Proudhon Fils de paysans et ancien ouvrier, Pierre-Joseph Proudhon est un autodidacte, écrivain, sociologue et philosophe français du XIXe siècle. Père du « socialisme scientifique », de la sociologie moderne, il est un des premiers penseurs à se revendiquer explicitement « anarchiste ». Bien souvent éclipsées par celles du marxisme, les idées de Proudhon quant à l’économie politique socialiste et sa critique d’un socialisme autoritaire ne sont cependant pas sans intérêt (Jourdain, 2018). Proudhon publie à partir de 1840, entre autres, trois mémoires sur la propriété où il expose sa pensée libertaire. Il critique le capitalisme qui vole le surplus de valeurs, produit collectivement par la force ouvrière mais aussi l’autorité oppressive (Proudhon, 1849). Pour lui, la « communauté » est oppressive et pousse à la servitude car elle est contraire au libre arbitre et à la raison individuelle. En effet, l’homme se plie aux ordres de ses chefs, que ce soit son père, son maitre, son roi. Si l’homme vient à remettre en cause le roi, que ce soit par raisonnement ou questionnement, la figure royale sanctionnera ces écarts grâce aux règles qu’elle émet. Proudhon en arrive à la conclusion que plus un homme est ignorant, plus son obéissance est absolue ; si la figure d’autorité assure que l’Homme se conforme aux règles, ce n’est qu’une manière de protéger son autorité en place (Guerin, 2011). Pour Proudhon, seul l’anarchisme permet d’exercer la souveraineté par soi-même. Il explique que la liberté est égalité puisqu’elle n’existe que dans l’état social, et que sans égalité, il n’y a pas de société. La liberté est intrinsèquement issue de l’anarchisme car elle n’admet pas de gouvernement de la volonté. C’est-à-dire qu’elle n’admet pas la volonté d’un seul, mais bien l’autorité de la loi, celle qui est nécessaire. Proudhon met en garde contre la démocratie où la majorité décide car la souveraineté de l’homme y est toujours mise en avant face à la souveraineté de la loi, la souveraineté de la volonté mise à la place de la souveraineté de la raison (Proudhon, 2018). Cette liberté anarchiste est complète car elle respecte les volontés de chacun dans les limites de la loi. Pour appliquer l’égalité et la liberté dans toute la société, le principe de mutuellisme est prôné par Proudhon, où les relations économiques sont les plus égales possibles, soutenues par l’échange, la solidarité et des crédits gratuits (Guerin, 2011). Mikhaïl Bakounine Bakounine est issu de la petite noblesse russe, il s’intéresse à la philosophie à Moscou avant de partir à Berlin pour achever sa formation. C’est là qu’il adopte une prise de position révolutionnaire et se retrouve banni de Russie pour avoir critiqué le Tsar et sa politique. C’est à la suite de plusieurs entretiens à Paris avec Proudhon que Bakounine devient anarchiste (Angaut, 2007). Socialiste libertaire convaincu, aussi bien dans sa théorie que dans sa pratique, Bakounine adhère à l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) en 1868 où il s’oppose à Marx et son socialisme qu’il juge autoritaire (Angaut, 2007). De ce fait, il fonde une organisation différente au sein de l’AIT, l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, qui regroupe les socialistes révolutionnaires, et en écrit le programme. Les principaux points de revendication de cette association sont, entre autres, l’abolition des classes sociales, l’égalité sociale politique et économique des sexes, l’anticapitalisme, l’abolition des États autoritaires et l’athéisme. Bakounine considère que la liberté est le seul environnement où les individus peuvent se développer avec intelligence, dignité et bonheur. Or, la liberté octroyée et conditionnée par l’État n’est pas au goût du philosophe qu’il estime être un privilège de quelques-uns face à l’esclavage de tous les autres, soit un idéal bourgeois et individualiste (Guerin, 2011). Tout comme pour Proudhon, la véritable liberté est celle qui permet le plein développement de tous, ayant pour seules restrictions, celles établies par le peuple lui-même, non imposées par une autorité supérieure et extérieure. L’organisation de la société doit se faire de manière spontanée pour arriver à une nouvel ordre social fondé sur le travail collectif et l’égalité économique. Intrinsèque à la philosophie de Bakounine, l’activisme antireligieux est une pierre angulaire de sa vision [lire la suite]
Analyse n°503 de Olivia Martou - juin 2025
Partie III Les Fissures de l'autorité Le repérage de l’acceptabilité d’un système est indissociable du repérage de ce qui le rend difficile à accepter : son arbitraire en termes de connaissance, sa violence en termes de pouvoir Foucault, Qu’est-ce que la critique ?, 1978. squat, pratique de la désobéissance civile les ambiguïtés de sa récuperation par l'autorité Olivia Martou Temps de lecture estimé : min Nécessité de la désobéissance civile dans un contexte de déreponsabilisation de l’état De nos jours, habiter dignement dans un logement salubre et abordable devient quasi-impossible pour une part croissante de la population belge. À Bruxelles, un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté avec un risque d’expulsion sociale (SPF Sécurité Sociale, 2022), alors que le prix médian des loyers en perpétuelle augmentation y est le plus élevé en Belgique. Cinquante-quatre pourcents des habitant·e·s y sont locataires sur le marché privé, un secteur où les loyers sont fixés librement par les propriétaires (Médor, 2024). Or, d’après les chiffres de l’Institut bruxellois de statistique et d’analyse (ISBA) (2023), une personne sur deux rentre dans les conditions de revenu pour accéder au logement social. Cependant, l’attente pour les ménages inscrits pour un logement social - 51.516 selon le RBDH (2024) - se joue entre 9 et 19 ans (Le Soir, février 2023) selon les critères et les points de priorité pour y accéder. Qui plus est, on dénombre entre 17.000 et 26.400 logements présumés vides dont 40% des propriétaires, entre 2017 et 2021, n’ont pas honoré leur amende et aucune procédure de recouvrement n’a été prévue. En toute impunité, les propriétaires évincent la sanction en maintenant le logement vide (RBDH, 2024). Finalement, à Bruxelles, aujourd’hui, il est dénombré une dizaine d’expulsions locatives par jour (L’Ilot, 2025), s’éloignant toujours un peu plus du droit constitutionnel belge (article 23) à un logement décent. Dans l’étau qui se resserre petit à petit sur les locataires, certaines personnes n’ont plus le choix : c’est la rue ou le squat. « Sur les plus de 7.000 personnes en situation de mal-logement ou de sans-abrisme dénombrées par Bruss’Help en 2022, près de 16 % vivent dans des occupations temporaires et près de 12 % dans des squats. Pour la plupart des squatteur·euses, le squat est souvent la dernière étape avant la rue. » (Fébul, 2024). Cette crise du logement, couplée aux logiques de sur-responsabilisation individuelle sous-tendant l’action sociale, mène à l'isolement et à la stigmatisation de celles ou de ceux qui n’ont pas les moyens de s'en sortir (Evrard Z. et Piron D, 2023). En effet, sans ressource, sans entourage soutenant et sans structure accompagnatrice non-infantilisante, il est très compliqué d’obtenir un accès serein au logement. Dans cette conjoncture de plus en plus étouffante pour une part non-négligeable de personnes en situation de sans-chez-soirisme, les solutions alternatives et créatives existent et sont nécessaires pour pallier les manquements en matière de droit au logement. Nous allons montrer dans cette analyse que ces solutions sont tantôt réprimées - squat, tantôt récupérées (reconnues ?) - convention d’occupation précaire par les politiques publiques et les acteurs immobiliers privés, coupant encore davantage le souffle aux personnes démunies. Pour appuyer nos propos, nous avons recueilli la parole de plusieurs structures actives sur le terrain et dans le plaidoyer pour le droit au logement (logement social, squat, convention d’occupation précaire, lutte contre le vide, etc.). Pour préserver l’anonymat de nos intervenant·e·s et de leur structure, nous ne les nommerons pas explicitement. Tous les extraits mentionnés entre guillemets dans cet article sont les paroles des intervenant·e·s prononcées lors des différents entretiens. Ils seront parfois précisés pour une meilleure compréhension du contexte. la désobéissance civile dans le cadre du droit belge et du droit au logement La désobéissance civile (DC) « ne connait pas une définition universellement reconnue » (Forst M., 2024), mais elle traverse le temps avec des personnalités phares comme Thoreau, Gandhi ou encore Martin Luther King. La littérature abonde à ce sujet. Ses auteurs (Arendt, Rawls, Dworkin, etc.) détaillent chaque élément de sa typologie et tentent de la définir au regard de la démocratie. A l’instar de QUINOA asbl, nous avons décidé de retenir 8 éléments-clés. La DC est : publique, collective, au nom de l'intérêt général supérieur [le Bien Commun], illégale, non-violente, en dernier recours, décidée en conscience et elle en assume les conséquences. Des poursuites judiciaires peuvent être engagées et conduire à des amendes et/ou à la prison. La DC n’agit pas seulement pour dénoncer une injustice, mais pour obtenir la justice, au-delà même parfois de ce que la loi prescrit. Si le procès peut être lourd de conséquences, il peut aussi être une occasion de donner une visibilité publique à l’injustice dénoncée, de modifier le rapport de force et in fine de faire évoluer la loi ou la jurisprudence. En Belgique, le droit à la désobéissance civile « n’est pas expressément consacré, ni par le pouvoir législatif ou constituant, ni par le pouvoir juridictionnel » (Charles S., 2023). Salomé Charles, dans son travail universitaire sur la DC belge, apporte ces éclaircissements sur la complexité de sa mise en œuvre dans le droit belge. Nous pouvons retenir que la DC, est un acte qui vise à éveiller les consciences, dépasse largement la sphère juridique car elle est surtout de nature politique. Ainsi, l’absence de cadre dans le droit belge a pour conséquence de laisser le pouvoir à la libre interprétation du juge, toujours à la lumière de la loi. Toutefois, le juge qui apprécie les actions de DC, tenu de statuer sur la base du droit pénal uniquement, ne peut rendre une réponse pleinement satisfaisante au regard de la question sociétale soulevée. Finalement, le droit belge, malgré une certaine tolérance des juges, tend à dissuader les acteur·ices de la DC d’agir, en raison de l'absence de reconnaissance formelle et spécifique de son état de nécessité par les tribunaux. Nous ne pouvons cependant pas nier que la justice pénale est une opportunité pour les désobéissant·e·s de faire entendre leurs arguments, mettre en lumière l’injustice pour le grand public et avoir un effet sur la jurisprudence. [lire la suite]
Analyse n°500 de Clara Van Der Steen - juin 2025
Partie II Les sujets de l'autorité Quel type de sujet le pouvoir requiert-il pour atteindre son efficacité maximale Seleneart, Michel Foucault : le problème de l’acceptabilité du pouvoir, 2016. incestE autorité et emprise Clara Van Der Steen Temps de lecture estimé : min Introduction Depuis 2022, l’inceste est érigé au sein du code pénal en infraction criminelle à part entière, y figurant auparavant à titre de circonstance aggravante des infractions sexuelles. Si cette petite victoire a été obtenue par un travail de collaboration entre plusieurs collectifs d’aide aux victimes (SOS inceste, Femmes de droit et l’Université des femmes), ceux-ci continuent de militer pour une meilleure prise en charge des victimes d’inceste. (Wattier, 2023) Au regard des statistiques, on constate encore l’ampleur du phénomène de l’inceste avec une estimation de 2 à 3 enfants concernés par classe (IPSOS, 2019). Pourtant, il persiste un manque flagrant de moyens matériels, financiers et humains en Belgique à destination des victimes d’inceste. Budget au rabais, travailleurs surchargés et institutions délaissées, tous ces éléments révèlent la défaillance structurelle face à cette problématique. Qu’est-ce qui explique un tel manque de moyens ? La spécificité de l’inceste est qu’il consiste en une violence sexuelle prenant place au sein de la famille et/ou du foyer - englobant les liens de sang, de filiation, d’alliance mais aussi, et dans une certaine mesure, de cohabitation. (Ben Jattou et Darcis, 2022) Il nécessite d’être réfléchi à la lumière de ce dernier élément, à savoir que la dimension sexuelle de l’inceste constitue davantage un moyen d’exercer la violence plutôt qu’une finalité en soi. En sciences-sociales, les recherches de l’anthropologue Dorothée Dussy (2021) apportent une vision critique sur les précédentes théories qui traitent l’inceste au prisme de sa prohibition, soit comme le garant de l’ordre social. Dorothée Dussy se distancie de ses paires en identifiant la pratique de l’inceste, non plus à travers son interdit, mais bien en soi comme un élément structurant de l’ordre familial et de l’ordre social en général. Le phénomène de l’inceste, ainsi analysé, révèle une dimension structurelle et systémique dans la mesure où il repose sur un rapport de domination qui se répète et définit, en partie, les liens familiaux et sociaux. Les statistiques relatives au nombre de victimes d’inceste montrent par ailleurs sa récurrence et son omniprésence à travers les sociétés dans le monde. (IPSOS, 2019) Comment peut-on expliquer la fréquence de cette pratique ? Comment comprendre l’écart entre la promesse sociale de valeurs familiales protectrices et la réalité de la violence qui émane de l’inceste ? Pour répondre à ces différentes interrogations, nous réfléchirons à l’inceste au prisme de l’autorité. La notion d’autorité parentale, inscrite au sein du code civil belge depuis 1804, au-delà d’une simple valeur juridique, a aussi une portée plus symbolique. À la fois dans ses versions traditionnelles mais aussi plus « modernes » et libérales, l’autorité parentale demeure un espace où peuvent se décliner différentes formes de violences intrafamiliales, telles que l’inceste. Il ne sera néanmoins pas question dans cette analyse d’envisager l’inceste comme une simple déclinaison de l’autorité parentale. Nous tenterons aussi de penser l’inceste en fonction des individus qu’il produit et de la manière dont ceux-ci intègrent cette violence à travers les rapports d’autorité et de domination propres à leurs premiers espaces sociaux. En d’autres termes, comment l’inceste, à titre de facteur social, en vient-il à façonner, en partie, les individus qui le subissent ? L'autorité dans l'inceste Quel rôle l’autorité peut-elle jouer dans une relation incestueuse ? L’autorité est définie comme la logique propre à une relation hiérarchique jugée légitime et naturelle par les parties qui y prennent part. Cette légitimité repose sur un système de valeurs et de représentations, et justifie l’exercice du pouvoir par l’individu qui incarne la figure d’autorité. L’autorité n'est donc pas simplement le résultat de pratiques coercitives ou d'un ordre imposé car elle émane d'une reconnaissance collective et apprise qui s’appuie sur des traditions, des institutions et un consensus partagé – comme au sein de la famille. (Weber, 1921 ; Arendt, 1995, p. 123 ; Mendel, 2006, p.28) L’inceste apparait dès lors comme une possibilité nauséabonde en creux dans le rapport d’autorité qui caractérise les relations familiales. Dans le cas d’une relation incestueuse, la différence de positions sociales des individus engagés dans celle-ci est instrumentalisée au profit de celui qui « domine » et qui fait figure d’autorité en raison de ses caractéristiques individuelles (son âge, son genre ou son statut social). L’exercice de la violence est dès lors facilitée par l’organisation et la hiérarchie familiale. Les victimes d’inceste (à savoir les enfants) se retrouvent le plus souvent dominés par rapport à leurs aînés, et ce, même lorsque les incesteurs sont aussi mineurs (dans le cas d’inceste au sein d’une fratrie ou entre cousins), les agresseurs étant généralement plus âgés que leur victime. (Dussy, 2021, p.79) Si l’on analyse la famille au prisme de cette notion d’autorité, on peut dire que la famille suppose une forme d’autorité morale ; elle peut se définir comme la capacité d’influencer et de légitimer la transmission de valeurs, de normes et de principes de socialisation. (Durkheim, 1934) L’ensemble des pratiques qui y sont exercées et inculquées sont indubitablement considérées comme naturelles et légitimes. L’« autorité parentale » – autrefois qualifiée de « puissance paternelle » étant donné que le pouvoir au sein de la famille était détenu par le patriarche (Jean, 2020) – est définie comme telle au sein du code civil belge (Art. 372-373). Elle suppose une série de prérogatives de la part du(des) parent(s) sur le reste des membres de la famille et permet d’obtenir une forme d’obéissance de leur part. Bien que les enfants jouissent désormais d’une série de droits fondamentaux (voir la Convention des Nation-Unies, 1989), ils restent légalement soumis face à l’autorité de leurs tuteurs, jusqu’à être considérés, selon certains, comme une forme de « propriétés » de leurs parents. (Bonnardel, 2019, p.167) Il faut toutefois souligner que le 20e siècle a connu une modernisation en matière de méthodes éducatives et de valeurs familiales, pour correspondre davantage aux besoins des enfants. Malgré ces évolutions juridiques et sociales, les violences restent ancrées [lire la suite]
Analyse n°499 de Axel Winkel - mai 2025
Partie II Les sujets de l'autorité Quel type de sujet le pouvoir requiert-il pour atteindre son efficacité maximale Seleneart, Michel Foucault : le problème de l’acceptabilité du pouvoir, 2016. Le potentiel autoritaire un produit « normal » de nos sociétés Axel Winkel Temps de lecture estimé : min Introduction Pensez-vous qu’il y a beaucoup trop de gens qui « se la coulent douce » et que nous devrions retourner aux principes, à un mode de vie bien plus actif et vigoureux ? Qu’il faudrait éviter de faire en public des choses que les autres jugent mauvaises, même si l’on sait qu’en fait ces choses sont très bien ? Qu’on devrait avoir moins de lois et d’administrations, et plus de leaders infatigables et dévoués ? Que dans nos écoles, on insiste trop sur les sujets intellectuels et théoriques, et pas assez sur les matières pratiques ? Ou encore, que c’est le fait de la nature humaine qu’on ne fasse jamais rien sans voir son propre intérêt ? Si vous répondez oui à toutes ces questions, alors peut-être faites-vous partie de ce qu’on appelle les personnalités autoritaires. Développé dans une enquête de plus de mille pages à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ce concept a pour but d’évaluer chez les individus un potentiel antidémocratique. Pour ce faire, une échelle du fascisme a été établie sur base de nombreuses questions, dont celles reprises ci-dessus. Alors que le monde, l’Europe et la Belgique font face à une régression générale de l’État de droit, à la montée de mouvements d’extrême droite et que des leaders de type « forts » émergent, nous vous proposons une plongée dans les méandres de la personnalité autoritaire. Cette réalité fait émerger de nouvelles formes d’interaction entre ce que nous appellerons les ‘machines’ et nous. L’une de celles-ci est étroitement liée au sujet de cette revue. Notre hypothèse est que les outils numériques semblent en effet commencer à exercer sur nous, ou plutôt, nous sommes en train de leur conférer, une certaine autorité sur nos vies. L’autorité revêtant une dimension morale et politique, il peut être surprenant, comme l’indique Thierry Ménissier, philosophe à Grenoble et auteur d’un article scientifique sur la « confiance en l’intelligence artificielle et l’autorité des machines » (Ménissier, 2021, p. 3), de parler de l’autorité d’une machine ou d’un outil (on parle généralement de l’autorité d’un parent, de l’autorité politique, etc.) ; pourtant, indique le philosophe, « l’observation de la réalité » pousse à prendre au sérieux cette idée (Ibid.). L’autorité est liée à la confiance, or « il existe de la confiance envers l’action efficace des machines », qui donne donc naissance, de facto, à « l’essor d’un nouveau genre d’autorité lié à l’efficience technologique » (Ibid.). Cet article se veut un rapide tour d’horizon de ce nouveau type d’interaction, voué à ouvrir et susciter le questionnement et la réflexion. Le retour de « l’attrait du chef » et régression démocratique Commençons par une petite mise en contexte. Depuis quelques années, différentes études et sondages noteraient un appel de plus en plus pressant à un pouvoir fort, autoritaire au sein de la population belge et européenne. Ainsi, en Allemagne, le soutien à un leader fort qui ne serait pas entravé par le parlement ou la justice serait passé de 6 % en 2017 à 16 % en 2023. (Pew Research Center, 2024, p. 12) Dans le même temps, en Pologne, l’appel à un pouvoir autoritaire serait passé de 15 à 25 %. (Ibid.) En France, un sondage IPSOS de 2024 pointe que 51 % des Français indiquent que seul un pouvoir fort et centralisé peut garantir l’ordre et la sécurité. (Ipsos, 2024, p. 28) Un quart de la population française considérerait aussi que la démocratie n’est pas le meilleur système politique existant. (Ibid.) Qu’en est-il en Belgique ? Une enquête de 2022 de la RTBF et du journal la Libre pointait que 39,5 % des sondés considèrent que « notre société serait mieux gérée si le pouvoir était concentré dans les mains d'un seul leader ». (RTBF, 2022) Ce chiffre était de 37 % l’année précédente. Dans la même enquête, 16 % des sondés estiment qu’un parti unique serait le moyen « le plus efficace de diriger le pays ». D’autres sondages vont dans le même sens et sont même parfois plus alarmants. Ainsi, de 2020 à 2024, le souhait au sein de la population belge d’une gouvernance de type autoritaire serait passé de 52 % à 69,2 %. (Fondation Ceci n'est pas une crise - Survey & Action, 2024, p. 59) L’idée que le « chef », en tant que voix du peuple, ne devrait pas être gêné par des personnes non élues (juges, presse, fonctionnaires, intellectuels critiques…) rencontre aussi un succès croissant (58 % en 2023 et 66 % en 2024). (Ibid., p. 70) Si le constat semble en soi alarmant, il convient de prendre ces chiffres avec des pincettes. En soi, ce ne sont « que » des sondages, des enquêtes d’opinion et l’histoire récente nous a démontré toutes leurs limites (BREXIT, Clinton vs Trump, …). On ne peut les envisager comme une représentation parfaitement conforme de nos réalités politiques ou sociologiques. D’un autre côté, ces « instantanés » de l’état de nos sociétés semblent recevoir de plus en plus une expression concrète. L’Institut suédois pour la démocratie (V-Dem) note dans son rapport 2024 que la part de la population mondiale vivant dans une autocratie est passée de 48 % à 71 % en dix ans. (University of Gothenburg/V-Dem Institute, 2024, p. 6) De manière générale, c’est le constat d’une démocratie en déclin qui amène le directeur de l’institut à parler d’une situation « pire que dans les années 30’ ». (Le Monde, 2024) En Belgique, l’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains parle aussi d’une fragilisation ces dernières années de l’État de droit. (RTBF, 2024) À ce niveau, on peut évoquer le refus par certains gouvernements (fédéral et régionaux) d’appliquer les décisions de justice constatant une violation des droits humains (Rapport sur l'État de droit 2024, 2024, p. 40), « d’une détérioration sans précédent de la liberté de la presse » via la multiplication de censures préventives et des procédures-baillons (Association des journalistes professionnels (AJP)/ [lire la suite]
Analyse n°497 de Maïa Kaïss - mai 2025
Partie 1 Les discours d'autorité L’imaginaire (représentations mentales et imageries correspondantes) est une dimension constitutive du politique et le symbolique est indispensable à la reconnaissance et à la légitimation de l’autorité. M. Baloge et al., « Figures d’autorité », 2014 Éducation permanente ou conditionnement social ? Penser l’éducation permanente à travers ses potentielles dérives. Maïa Kaïss et Olivia Prajara Temps de lecture estimé : min Introduction L’éducation permanente (EP) est indissociable de l’idée d’émancipation, cela même puisque la terminologie apparait dans le décret qui régit le secteur. Cette démarche vise non seulement une émancipation individuelle et collective, mais également le progrès social, la transformation de la société et le renforcement de la démocratie. Ce sont précisément ces objectifs qui la distinguent des logiques d’action sociale ou d’insertion socioprofessionnelle. Comment, en tant qu’acteur·rices de l’EP, comprenons-nous et interprétons-nous ces enjeux? Sommes-nous tous et toutes sur la même longueur d’onde ? Quel rôle joue l’interprétation dans la compréhension de ces concepts ? À quel point, insufflons-nous notre subjectivité dans nos méthodes ? Plus trivialement, notre travail consiste-t-il à interroger la société de manière critique ou à faire adhérer chacun·e à notre propre lecture du fait social ? Ce sont avant tout des expériences concrètes issues de nos propres pratiques, mais aussi de nos rencontres avec le secteur qui nous poussent à réfléchir à ces questions. En effet, regardons-y de plus près au travers d’une expérience récente. Inès (prénom d’emprunt) intervient dans un débat autour des programmes politiques en perspective des élections belges de 2024. Pleine d’engouement et mobilisant tous les appuis acquis pour critiquer le monde, Inès exprime une question essentielle pour elle : « Mais que disent-ils du voile, tous ces partis ? Est-ce qu’on peut le porter au travail ? ». Ce point suscite l’intérêt de la majorité du groupe EP, qui semble avoir besoin d’une réponse. L’ensemble des participantes exprime une opinion commune : elles veulent avoir le droit de le porter et comptent le faire entendre. Ce n’est pas cette expérience qu'il convient de regarder, mais plutôt la suite. Au sortir de cet atelier, nous échangeons avec l’une des animatrices d’éducation permanente présentes. Celle-ci témoigne rapidement de son indignation : « Nous n’allons tout de même pas encore parler de ce sujet, comme s’il n’y avait que ça ! Et puis, ne doivent-elles pas comprendre que c’est secondaire ? Le voile, d'accord, et encore, mais il faut aussi s’ouvrir un peu, s’émanciper ! ». Toujours dans le même registre, quelques mois plus tôt, une équipe EP s'était aventurée à ouvrir un espace de réflexion sur le système social et plus spécifiquement sur ce qui relevait du système de l'institution. Parmi les thèmes essentiels proposés par les participant·es, l'un des plus marquants portait sur la question de la prière : « Peut-on prier dans l’espace public, et plus spécifiquement dans l'institution ? ». Lors de cette animation, une majorité a exprimé son souhait de pouvoir accomplir cette pratique religieuse en temps et en heure au sein de l'institution. Malheureusement pour l’équipe en place, il allait désormais falloir discuter d’un sujet épineux pour certain·e. La question se posait alors : faut-il autoriser cette pratique ou non ? Premier malaise, l’équipe sur le projet n’est pas d’accord sur le fait d’accorder ou non une réponse. Ensuite, apparait un désaccord sur les types de méthode pour répondre au besoin évoqué. Enfin, un dissensus sur l’analyse même de la situation. Certaines voient en filigrane dans la requête, la mobilisation des outils d’expression qu’elles ont transmis aux participant·es et se réjouissent du point. D’autres constatent un affront majeur à tous les espoirs d’émancipation (entendu au sens de « laïcisation ») qu’elles ont nourris quotidiennement dans leur travail de proximité avec les animé·es jusque-là. Nous sentons bien la difficulté : donner de la lumière au travail critique exercé par les participant·es qui ont, avec tout le verbe appris jusque-là, souligné un point de désaccord avec l’institution et donc permettre le débat autour des possibilités, ou le garder en tête uniquement. Un dilemme délicat, d'autant plus que pour certain·es (animateurs EP ?), le sujet devait rester tabou, afin d'éviter toute polémique, tandis que pour d’autres, il était hors de question de répondre positivement à cette demande. Plus heureusement que dans notre premier exemple, le débat aura au moins laissé place à la définition de règles (précises) dans lesquelles l’institution accepte que la prière s’effectue. Notons que cette décision n’a pas fait l’unanimité auprès des travailleur·euses de la structure. Ces questions peuvent également apparaitre dans un autre registre, celui de l’alimentation. Le décalage socioculturel qui peut exister sur ce sujet amène parfois des réflexions inappropriées. Il peut contribuer à véhiculer une critique de la société qui est inadaptée aux vécus des animé·es et à leurs champs des possibles et d’intérêts. Le témoignage d’un animateur illustre notre propos : « il est possible que je mette en avant une partie de la culture alimentaire européenne ce qui est absurde pour certain public, par exemple, parler du commerce équitable avec un regard qui présente le Nord comme aidant le Sud, alors que le Nord est la source du problème ». Un autre témoignage recueilli va dans le même sens : « Comment parler de l’abatage rituel dans des ateliers parlant du bio ? Comme je n’avais pas les connaissances, j’ai préféré ne pas en parler ». Se retrouver dans l’incapacité de s’affranchir de normes que nous connaissons peut avoir comme conséquence de restreindre le débat soit par esquive pour éviter toute stigmatisation soit par des idées uniquement eurocentrées et parfois bourgeoises. Au regard de ces situations, nous proposons de penser la question suivante : l’Éducation permanente en Belgique n’offre-t-elle pas un espace de pensées déjà orienté ? Un dispositif1 au sens foucaldien qui selon les situations réunirait des lieux et des discours qui structurent et organisent les relations de pouvoir en définissant « une normativité du moment » (Raffnsøe, 2008) ? Une norme qui serait impulsée par une figure d’autorité, celle de l’animateur·rice ? Dans ces exemples, l’équipe EP a-t-elle encouragé les animé·es à l’acquisition d’outils d’analyse ou de certains seulement ? Accompagne-t-elle le développement de l’esprit [lire la suite]
Étude n°51 de Boris Fronteddu - mai 2025
L’essor d’Airbnb a considérablement changé la donne dans le secteur de l’hébergement touristique. La plateforme américaine s’est fait connaître en se présentant comme un nouvel acteur de l’« économie de partage ». Son slogan, « Bienvenue à la maison », appuie cette idée de partage convivial. Pourtant, quinze ans après sa création, la réalité est bien éloignée du récit promu par l’entreprise. La plateforme essuie de nombreuses critiques. Le secteur hôtelier y voit une concurrence déloyale. La plateforme est également régulièrement pointée du doigt pour exercer une pression supplémentaire sur le marché du logement et participer à la gentrification. En parallèle, il apparaît qu’une majeure partie des « hôtes » Airbnb ne se conforme pas aux réglementations locales, régionales et fédérales. À Bruxelles, ils seraient 95 % à ne pas respecter la réglementation en vigueur. Plongée au cœur d’une entreprise qui cultive l’opacité et lutte férocement contre toute tentative d’encadrement législatif.
Billet d'humeur n°3 de Louise Vanhèse - mars 2025
Devoir de vigilance : Un pas en avant, trois en arrière… Billet d'humeur n° 3 pour la thématique consommation durable - Mars 2025 Temps de lecture estimé : min Le 17 février 2025, nous animions un atelier d’éducation permanente ayant pour but de découvrir et comprendre les enjeux du commerce équitable grâce à notre outil pédagogique Ekichoc [1]. Cet outil créé en 2022 par l’équipe « Consommation durable » aborde notamment la question du devoir de vigilance des entreprises. À l’époque où nous avons créé l’outil, le devoir de vigilance (DDV) n’était encore qu’une proposition de directive de la Commission européenne [2]. Cette proposition prévoyait alors de favoriser l’identification, la prévention et l’atténuation par certaines multinationales des effets négatifs de leur production, notamment, en matière de droits humains. Si cette proposition constituait indéniablement une avancée en la matière, le caractère trop peu ambitieux du texte et le champ d’application restreint de la proposition avaient suscité de nombreuses critiques de la part du monde associatif et de la Confédération européenne des syndicats [3] [4]. Pour notre atelier de février 2025, nous actualisons notre outil pédagogique, et mentionnons donc le texte finalement adopté en mai 2024 [5]! Bien qu’insuffisant, l’Europe est donc pionnière en la matière. Elle veut contraindre les entreprises à respecter les êtres humains et l’environnement, bref à ne pas pouvoir tout détruire sans en être tenues responsables. Waouh ça fait du bien d’avoir l’occasion de passer ce genre de messages positifs …Lors de l’animation, nous expliquons donc fièrement aux personnes présentes, que certains combats évoluent positivement. MAIS, parce qu’il y a un MAIS vous vous en doutez... cet enthousiasme fut de courte durée car le 26 février nous découvrons que la Commission fait une proposition « Omnibus ». Elle remet en cause le devoir de vigilance ainsi que deux autres mesures pionnières en matière de durabilité faisant partie de la stratégie européenne de long terme amorcée en 2019, du Green Deal [6]. Il s’agit de la CSRD, une directive imposant aux grandes entreprises de publier des données sur la durabilité de leurs activités et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Dans tous les cas, il s’agit d’assouplir les mesures et de réduire le nombre d’entreprises concernées par ces règlementations. Moins d’un an après le vote du DDV, la marche arrière est alors enclenchée. Au nom de quoi ? De la « simplification bureaucratique » qui grève l’économie et qui empêche nos entreprises européennes de se développer et de concurrencer les autres puissances. Rappelons tout de même que selon « l’évaluation faite par la précédente commission […] : la compétitivité de l’UE réside dans sa capacité à fournir un environnement réglementaire stable dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, axé sur la durabilité et la transition verte – autant d’éléments de plus en plus demandés par les consommateurs mondiaux » [7]. Mais, trop peu était déjà trop selon Benjamin Haddad , ministre délégué en charge de l’Europe en France, « Nous ne défendrons pas l’écologie en Europe en affaiblissant nos entreprises et agriculteurs dans la concurrence face aux Américains et Chinois », estime-t-il, évoquant une forme de « pragmatisme » [8]. Le « pragmatisme » semble d’ailleurs être un mot à la mode en Belgique aussi ! Il est utilisé dans la déclaration de politique régionale du gouvernement wallon et dans l’accord de la coalition Arizona. Il nous donne l’impression que les politiques libérales à venir sont les seules réponses réalistes aux défis tels que le changement climatique, faisant alors passer les mesures écologistes ou sociales pour des utopies déconnectées de la réalité. Au niveau européen, ce « pragmatisme » est également partagé par différents groupes politiques dont l’extrême droite, qui accompagnée de lobbys représentant les multinationales a fait pression pour déstabiliser le Green Deal. D’ailleurs, Jordan Bardella, président du groupe européen « Patriotes pour l’Europe » (PfE) – parti rassemblant aussi des membres du Vlaams Belang – affirme que stopper le Green Deal « est une réaction aux mesures incroyablement attrayantes que Donald Trump met en place pour l’économie et les entreprises [américaines] »[9]. Si on y ajoute les récentes prises de décision du Parti Populaire Européen (PPE), le parti d’Ursula Von der Leyen, on est en droit de se questionner sur l’avenir du Green Deal et sur la pente glissante que l’Europe semble adopter. Une inspiration tout droit venue des États-unis peut-être ? Revenons un peu en arrière (nous aussi) : il faut croire que parfois le « c’était mieux avant » est finalement une locution avant-gardiste. Cette directive sur le devoir de vigilance a été créée sous la pression d’ONG, notamment le CNCD 11.11.11 pour obliger les entreprises actives sur le marché de l’UE à mieux respecter l’environnement et les droits humains tout au long de leur chaîne de valeur. Et, si son détricotage inquiète, les exigences de la proposition de directive (comme expliqué ci-dessus) avaient pourtant déjà été revues à la baisse, notamment sur la cible visée. Effectivement, au lieu de cibler les entreprises de plus de 500 employés réalisant 150 millions de chiffres d’affaires, elle n’était finalement plus d’application que pour les entreprises employant 1000 personnes et réalisant 450 millions de chiffres d’affaire, c’est-à-dire 0.05% des entreprises actives sur le marché de l’UE [10]. Nous sommes alors en droit de nous questionner sur la nécessité de simplifier la charge administrative de cette catégorie d’entreprises : à savoir, les plus outillées pour faire face à ces exigences… « des études ont montré que l’argument de la charge administrative ne tenait pas la route : seules les plus grandes multinationales sont concernées, et le coût pour ces dernières est proche de zéro »[11]. Aujourd’hui, l’Europe est à un tournant, et ce, à bien des niveaux : économique, climatique, sécuritaire, etc… Les défis sont majeurs. Reste à savoir quel chemin l’Europe va-t-elle décider d’emprunter ? Avec le Green deal, l’objectif était à la fois d’atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 tout en étant une stratégie de croissance économique. Deux objectifs difficilement conciliables et pour lesquels la [lire la suite]
Billet d'humeur n°2 de Axel Winkel - mars 2025
Le virage controversé de Meta : Quand Zuckerberg s'aligne sur l'extrême droite Billet d'humeur n° 2 Axel Winkel - Janvier 2025 Temps de lecture estimé : min Dans un virage opportuniste et ultra-conservateur, Mark Zuckerberg a décidé de se ranger derrière Trump, Musk et compagnie. Il a commencé par nous parler du bonheur de « l’énergie masculine » (franchement on ne sait toujours pas de quoi il parle) et de la valeur de « l’agressivité » (malheureusement, là on comprend tous un peu mieux)[1]. Puis, il a décidé de mettre fin aux programmes de discrimination positive au sein de Facebook[2]. En clair, c’en est fini des programmes favorisant la diversité dans le recrutement ou la formation. Il rejoint ainsi d’autres entreprises qui en ce début d’année 2025 ont pris la même décision comme Mc Donald, Walmart, Ford, Boeing, Harley-Davidson[3]. Amazon devrait bientôt suivre le pas[4]. Pour information, ces revirements font notamment suite à l’annulation par la Cour suprême américaine de la discrimination positive dans les universités (une conquête de la lutte pour les droits civils)[5]. Cette même Cour avait déjà mis fin au droit à l’avortement et nous réserve sûrement d’autres « belles surprises » réactionnaires dans les décennies à venir après avoir été remplie de jeunes juges conservateurs par Trump lors de son premier mandat. Bref, revenons-en à notre ami Zuckerberg et sa dernière trouvaille : changer les règles communautaires, c’est-à-dire ce qui est et n'est pas autorisé sur Facebook, Instagram, Messenger et Threads. A notre grand effroi, on peut maintenant y lire : « Nous autorisons les allégations de maladie mentale ou d’anormalité lorsqu’elles sont fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle ». C’est écrit noir sur blanc. Pour le « découvrir » par vous-mêmes, rendez-vous sur cette page : https://transparency.meta.com/fr-fr/policies/community-standards/hate-speech/ Nous tenons à rappeler à Facebook, Instagram, Messenger et Threads que l’homosexualité et la transidentité ne sont pas une maladie. Nous tenons à rappeler à Facebook, Instagram, Messenger et Threads qu’une loi vient d’être votée en Belgique interdisant les thérapies de conversion, c’est-à-dire des pratiques qui considèrent que les personnes LGBTQIA+ seraient malades et qu’il serait donc nécessaire de les « guérir », les « changer ». Cette modification sous couvert de la « liberté d’expression » est une insulte à toutes les victimes de ces pratiques moyenâgeuses. Nous le rappelons encore une fois, il n’y a rien à guérir. C’est aussi le message de notre documentaire qui expose les témoignages de personnes victimes de pratiques de conversion sur le territoire belge et que vous pouvez visionner sur Auvio . Malheureusement, ce n’est pas le seul changement des règles communautaires de Meta. Voici une autre joyeuseté que l’on retrouve dans cette catégorie : « les personnes utilisent parfois un langage sexiste lorsqu’elles évoquent l’accès à des espaces souvent limités par le sexe ou le genre, tels que l’accès aux toilettes, à des écoles spécifiques, à des fonctions militaires, policières ou d’enseignement spécifiques, ainsi qu’à des groupes de santé ou de soutien. D’autres fois, elles appellent à l’exclusion ou utilisent un langage insultant dans le cadre de discussions sur des sujets politiques ou religieux, comme les droits des personnes transgenres, l’immigration ou l’homosexualité. […] Nos politiques ont été élaborées pour permettre ces types de discours ».[6] Ce n’est donc évidemment pas seulement la communauté LGBTQIA+ qui est visée mais aussi les femmes, les migrants, … C’est en réalité un alignement parfait avec la rhétorique et la politique trumpienne. Le patron de META a d’ailleurs indiqué dans une vidéo « mettre fin à un certain nombre de limites concernant des sujets tels que l'immigration et le genre qui ne sont plus en phase avec le discours dominant »[7]. Bravo Mark, quel courage ! Une note interne destinée à la formation du personnel dans la gestion du contenu « publiable » a fuité. Des commentaires comme « les migrants ne sont pas mieux que du vomi », « les transgenres sont amoraux », « les gays sont des monstres », « je suis un fier raciste » seraient désormais autorisés [8]. L’entreprise s’est donc lancée dans un processus de sélection des contenus haineux publiables. Selon META l’objectif serait de « permettre plus d'expression en levant les restrictions » [9]. Merci, on est ravis. Quel progrès. C’est vrai que les commentaires sexistes, racistes ou LGBTphobes nous manquaient sur les réseaux sociaux. Mais bon, la profusion de contenus d’extrême droite sur ces plateformes numériques est loin d’être une nouveauté. Cela fait quelques temps déjà que l’on sait que les algorithmes affectionnent particulièrement ce type de contenus[10]. Ils suscitent beaucoup de réactions et « d’émotions » et donc sont plus mis en avant. Une illustration pathétique de cet « univers » des réseaux sociaux est l’IA Tay lancée par Microsoft en 2016. Ce chatbot censé converser avec les jeunes de 18-24 ans a mis moins de 24 heures à devenir complètement raciste et sexiste au contact des internautes[11]. Elle commença à publier des tweets niant l’holocauste et comparant le féminisme à un cancer. L’expérience a tourné court et Microsoft a dû « tuer » son IA nazi. Il est donc loin le mythe des réseaux sociaux comme terre de progrès. Il n’empêche que ces modifications faites par Meta vont un pas plus loin. Ce n’est pas le résultat d’un algorithme « mal » calibré mais une décision concertée et consciente. Vendre ces modifications comme une défense de la liberté d’expression est une arnaque intellectuelle tant l’autorisation explicite et donc la légitimation de ce type de contenu est loin d’être politiquement neutre. Les retournements de veste de grandes entreprises ou multinationales comme META, Mc Donald, Boeing ou Amazon pourraient aussi n’être vus que sous un angle essentiellement opportuniste. Ils tenteraient de s’accorder les faveurs de Trump notamment, dans le cas des plateformes numériques, en vue de la confrontation prochaine avec l’Union européenne autour du Digital Markets Act et le Digital Services Act (des textes s’attaquant directement aux géants du web comme Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). C’est d’ailleurs ce que Zuckerberg souligne [lire la suite]
Billet d'humeur n°1 de Boris Fronteddu - mars 2025
Protégeons la biodiversité du libre marché Billet d'humeur n° 1 pour la thématique Sociétés et Environnement - Janvier 2025 Temps de lecture estimé : min Le 15 novembre 2024, le quotidien Le Soir annonçait que le gouvernement wallon prévoyait une réduction de 75% du budget régional alloué à la biodiversité. Cela signifierait un budget raboté de 24,6 à 6 millions d’euros [1]. Un collectif d’ONG et d’entreprises a rapidement réagi par le biais d’un communiqué de presse pour s’insurger de cette coupe budgétaire. Il rappelait notamment – et à raison – qu’une telle décision irait à l’encontre des engagements pris par la Belgique en matière de préservation de la biodiversité [2]. Du côté de la Ministre wallonne en charge de la nature, Anne-Catherine Dalcq, on s’est empressé de remettre les « points sur les i ». Une part des budgets qui était auparavant gérée par son Ministère a été transférée au Ministère qui dispose, sous l’égide d’Yves Coppieters, de l’environnement dans ses compétences. « Si l’on prend en compte ces moyens transférés, la baisse des crédits dédiés à la biodiversité s’élève à 15 % et non 75 % », souligne donc la Ministre Dalcq[3]. Un communiqué publié sur le site web du Mouvement Réformateur (MR) précise d’ailleurs que « moins de budget ne signifie pas moins d’ambition ou de projets (…) nous agirons autrement, en étant plus efficaces, plus responsables et plus respectueux de l’impôt des citoyens »[4]. Faire mieux avec moins, la rengaine est vieille. Elle est connue depuis longtemps par le personnel soignant, les puéricultrices et tous les autres secteurs victimes du dogme austéritaire dont on nous annonce le retour en force en Europe [5]. Au-delà de ce vieux refrain, il convient de revenir sur le cadre idéologique et stratégique dans lequel vont s’inscrire les politiques environnementales de ce nouveau gouvernement wallon. À ce titre, un passage de la Déclaration de politique régionale wallonne (DPR) nous offre quelques éléments évocateurs : « Nous aspirons à une société qui fait face au changement climatique et qui protège la biodiversité avec lucidité et pragmatisme, en privilégiant l’efficacité et le réalisme des solutions à mettre en œuvre avec volontarisme. Nous nous appuierons sur la science et l’innovation, notamment pour poursuivre le déploiement des énergies renouvelables, et nous mettrons en œuvre des politiques incitatives qui encourageront le monde industriel, le monde agricole et la population wallonne en général à poser des choix positifs en matière d’investissements, de mobilité, de logement ou d’alimentation. Cette approche optimiste et réaliste permettra de passer d’un climat d’angoisse à un climat de confiance. » [6] Une politique environnementale optimiste, efficace, lucide… Autant d’adjectifs imposés comme des axiomes et qui ne sont pas sans rappeler une interview de Corentin De Salle, directeur du Centre Jean Gol (le centre d’études du MR), publiée par le quotidien l’Écho en février 2019[7]. Dans celle-ci, Corentin De Salle y propose le développement d’une « écologie bleue » en opposition à l’écologie « dominante » qui, selon lui, nous mènerait tout droit vers une économie planifiée, sorte de « plan soviétique » [8]. Rien que ça. Et qui pourrait lui donner tort ? Peut-être les résultats de la récente COP29 qui ont révolté les associations de défense de l’environnement [9]? Peu importe, le centre d’études du MR a des solutions pour lutter contre les dégradations environnementales tout en empêchant les écologistes « dominants » d’imposer leur totalitarisme illibéral. Dans son interview à l’Écho, il émet, par exemple, l’hypothèse que privatiser les baleines permettrait de lutter contre leur surexploitation [10]. Et voilà, déjouée la sixième extinction de masse ! [11] Lucidité, pragmatisme, efficacité. De manière plus générale, l’« économie bleue », portée par les têtes pensantes du MR, implique de laisser faire le marché et d’étendre les droits de propriété au vivant. Or, la croyance selon laquelle le privé serait plus à même de limiter l’érosion de la biodiversité ne résiste pas à l’épreuve des faits. À titre d’exemple, en Wallonie, 95% des forêts publiques bénéficient d’une certification PEFC contre seulement 12% des forêts privées [12]. Par ailleurs, au cours de la précédente législature, le gouvernement wallon avait posé les bases d’une stratégie visant à imposer une limitation à l’artificialisation des sols. Le fait que la volonté de poursuivre cet objectif se retrouve dans la DPR du nouveau gouvernement envoie un signal positif [13]. En effet, il est peu probable que la « main invisible » fasse entendre raison aux promoteurs immobiliers. Reste à voir comment cet engagement s’articulera avec « l’objectif pour la législature […] de déployer 1.500 hectares pour favoriser la réindustrialisation et la création d’emplois industriels sur notre territoire » [14]. De manière plus générale, si certains indicateurs liés à la biodiversité démontrent des améliorations en Wallonie [15], celles-ci sont principalement dues à la législation et donc à l’intervention publique. Et les derniers chiffres du Diagnostic environnemental de la Wallonie soulignent que celle-ci est encore largement insuffisante. Ainsi, au cours de la période 2013-2018, 75% des espèces d’intérêt communautaire se trouvaient dans un état de conservation défavorable. Et la réalité pourrait être encore plus alarmante puisque des données sont manquantes pour un large nombre d’ [16]. On rappellera que les principales causes de l’érosion de la biodiversité en Belgique sont l’intensification de l’agriculture, l’exploitation des forêts, la destruction ainsi que la dégradation et la fragmentation des habitats naturels [17]. Il est établi que les activités industrielles et l’agriculture intensive exercent une très forte pression, directe ou indirecte, sur la biodiversité. Ainsi, entre 1990 et 2022, les populations d’oiseaux communs vivant au sein de milieux agricoles ont chuté de 60% en Wallonie. C’est donc, en moyenne, une perte annuelle de 3% sur les trois dernières décennies. Dans le même temps, la superficie dédiée aux prairies permanentes a chuté de 22% entre 1980 et 2022 [18]. Or, la biodiversité constitue la clé de voûte du bon fonctionnement des écosystèmes, en ce compris, de la capacité des humains à vivre au sein de leur environnement. Une biodiversité riche permet, entre autres, d’assurer [lire la suite]
Analyse n°495 de Boris Fronteddu - février 2025
Le Blanc bleu belge (BBB) fait partie intégrante du paysage agricole belge. En Wallonie, il représente environ 70 % cheptel viandeux. Au niveau national, il constitue la majorité de la production de viande rouge. Sa principale caractéristique réside dans le fait que cette race est porteuse du gène culard qui se matérialise par une hypertrophie musculaire. Sa morpho-logie spécifique permet de générer un rendement viandeux hors du commun. En Belgique, la race BBB est généralement perçue comme le fruit d’une réussite agricole et l’expression d’une forme d’excellence. Pourtant, à l’étranger la morphologie du BBB de race pure fait l’objet de nombreuses controverses. La principale concerne le recours presque systématique à la césarienne, conséquence de son hypertrophie musculaire. Le BBB constitue une pure expression du boom de la productivité de l’agriculture qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Cette analyse vise à comprendre comment le référentiel BBB s’est construit et a imposé son hégémonie au sein de l’ensemble de la filière bovine belge. Elle s’interroge sur le futur de ce modèle et propose de se détacher du processus d’hyperspécialisation bovine au profit d’un élevage structuré autour d’une filière locale et de races plus rustiques.
Analyse n°494 de Axelle Durant - février 2025
La crise sanitaire liée à la pandémie Covid-19 a eu de nombreux impacts dans notre société, que ce soit par des décisions politiques pour gérer la propagation du virus, un confinement inédit, mais aussi des mesures impactant la prise en charge des personnes vulnérables ayant besoin d’un accompagnement plus spécifique, que ce soit dans les hôpitaux, les centres d’accueil, les maisons de repos ou les institutions pour personnes handicapées. En effet, les services résidentiels pour personnes handicapées ont été aussi contraints par les décisions prises par le gouvernement pour faire face au Covid-19. Dès mars 2020, les quelques 630 centres d’hébergement de Wallonie et de Bruxelles ont dû se confiner, créant des "bulles" pour subdiviser la vie quotidienne et demandant l’organisation d’aménagements tant pour les pensionnaires que pour le personnel soignant et les visiteurs.1
Étude n°50 de Philippe Courteille - décembre 2024
Deepfakes Le mensonge à l’ère de l’intelligence artificielle Etude n°50 de Philippe CourteilleDécembre 2024 Introduction Deepfakes , ou hypertrucages, apprendre à ne plus croire ce que l'on voit. «M entez, mentez, il en restera toujours quelque chose ». Cette célèbre, et peut-être apocryphe, citation de Voltaire n’est malheureusement pas dénuée de vérité. Le souci est que les quelques rumeurs que partageaient nos aïeux en petit comité se sont transformées, depuis internet et les réseaux sociaux, en flots continus et mondialement diffusés des fameuses fake news, ou désinformations intentionnelles, qui furent l’objet de notre dernière étude . Celles-ci sont particulièrement rentables car plus partagées sur les réseaux que les informations avérées . Elles peuvent aller des plus légères aux plus déstabilisantes, des plus basiques aux plus élaborées comme désormais les deepfakes ou hypertrucages. Ringards les textes pernicieux bien ficelés ou les trucages photos staliniens, désormais, les logiciels offrent la possibilité d’imiter l’écriture et la voix de n’importe qui, tout comme de changer le mouvement des lèvres, le visage ou le corps d’une personnalité sur une vidéo pour lui faire dire et/ou faire ce qu’elle n’a jamais dit et/ou fait. Et l’intelligence artificielle accélère leur perfectionnement. Déjà des sites proposent d’en réaliser en quelques minutes. Ces technologies, qui évoluent à une vitesse vertigineuse, sont désormais à la portée de tout individu, mais aussi de toute équipe de communication ou de dirigeants malintentionnés. Glenn Kessler, le rédacteur en chef de la chronique de vérification des faits du Washington Post, soulignait déjà en 2019 : « Nous avons vu une explosion de vidéos qui sont délibérément déformées, ou qui sont en train d'être montées d'une manière ou d'une autre pour changer la façon dont les gens voient ce qui s'est passé, cela va jusqu'aux deepfakes (…) Au cours des deux dernières années, nous avons étendu le factchecking aux vérifications de faits vidéo. Ils obtiennent cinq fois plus de vues que nos vérifications des faits de texte. C'est une indication du nombre de personnes supplémentaires qui obtiennent leurs informations par vidéo plutôt que par écrit » . Depuis, les spéculations vont bon train quant aux dérives hypothétiques d’un tel outil mis entre les mains du premier venu. Cela flirte parfois avec la science-fiction mais nous allons tenter d’énumérer les plus vraisemblables et d’en analyser les risques potentiels. L’un des premiers deepfakes européens a eu lieu en Belgique dès 2019 et même la Première ministre Sophie Wilmes en a été victime l’année suivante, sans conséquence sur la crédibilité de celle-ci. Mais en 2023 un rapport de la société Sumsub , entreprise anglaise de sécurité en ligne, annonce que la Belgique fait partie des pays les plus touchés par l’explosion des deepfakes voyant le nombre de fraudes par deepfake exploser de 2950 % cette année-là, presque autant que les Américains, avec +3000 % de cas. Le sujet était relativement peu abordé en Europe avant 2022-23, en comparaison avec les craintes qu’il suscite aux États-Unis depuis cinq, six ans. Il faut dire que ce pays est encore sous le coup des élections de 2016 et du scandale Cambridge Analytica ou encore des immixtions russes dans ce processus électoral. Depuis l’élection de Donald Trump et le Brexit, les fake news cumulées aux données personnelles des citoyens sont vues comme une arme de propagande très tentante pour des équipes politiques à travers le monde. Beaucoup d’élites américaines se demandent quelles seraient dès lors les conséquences de vidéos truquées dans les campagnes à venir, d’autant que les dernières étaient de plus en plus nauséabondes. Rappelons que Donald Trump n’hésitait pas à déclarer qu’Obama n’était pas américain, à qualifier Hillary Clinton de « crooked » , « crapule » en français, Joe Biden de « sleeping Joe », Joe l’endormi, et Kamala Harris de « folle », de « stupide comme un roc » et de « clocharde ». Dès 2019, Trump était capable de partager à chaud sur Twitter des photos et des vidéos de désinformations, notamment à l’encontre de Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants. Mais l’usage des hypertrucages était resté anecdotique en politique jusqu’en 2024, année qui a vu leur multiplication et des élections pour la moitié de l’Humanité. D’autant que Trump est désormais soutenu par Elon Musk, un homme influent et peu regardant sur la véracité des informations qui circulent sur son réseau X (ex Twitter), tout comme sur l’utilisation de son IA Grok pour propager de la désinformation et des deepfakes. Le camp démocrate ne manque pas non plus de mordant et est capable, dans sa communication, de flirter avec les limites de la bienséance voire de la légalité. Désormais ces trucages deviennent bluffant et se multiplient dans nombres de propagandes, d’arnaques ou d’intimidations. Et nous le verrons, les femmes en subissent de particulièrement perverses et violentes. Internet est devenu l’empire de la désinformation et beaucoup de responsables et de spécialistes s’en inquiètent, allant jusqu’à parler « l’infocalypse » . Mais est-il vraiment raisonnable d’imaginer qu’un jour une majorité de citoyens, excités par la lumière bleue de leurs écrans, espérant y trouver la lune tels des papillons de nuit devant une ampoule incandescente, prendraient le risque d’y brûler les ailes de leur liberté démocratique ? Rien n’est moins sûr, même si pour beaucoup mieux vaut prévenir que guérir. En revanche, ce qui est clair, c’est que le terrain numérique, source de débats polarisés et de croissance des partis extrémistes, est de plus en plus propice à une désinformation par l’image et/ou le son, avec un réalisme déconcertant. Le tout propagé à grande vitesse par des bots, des robots, chargés de les disséminer par millions. « Un mensonge répété dix fois reste un mensonge, répété mille fois, il devient alors une vérité », cette phrase attribuée à Joseph Goebbels, l’un des plus implacables propagandistes de l’Histoire, résume assez bien une méthode qui a fait ses preuves. Nous tentons dans cette publication d’évaluer les risques qui peuvent en découler et les facteurs pouvant favoriser leur croissance, que ce soit au niveau sociétal, économique ou politique. [lire la suite]
Étude n°49 de Anna Constantinidis - novembre 2024
La sobriété numérique Au-delà des idées reçues Etude n°49 d'Anna ConstantinidisNovembre 2024 Introduction Avant d’écrire cet article, nous avons interrogé de manière informelle plu- sieurs personnes autour de nous (collègues, ami·e·s, participant·e·s à des ateliers Médias organisés par notre association) sur les termes ou idées qui leur venaient à l’esprit lorsqu’on évoquait l’expression « sobriété numérique ». Voici les réponses qui sont majoritairement ressorties : écolo, truc de bobo, colibri, déconnexion, tri des mails, moins de vidéos. La sobriété numérique semble passer, dans le chef de nombreuses personnes (et pour nous aussi, avant de nous intéresser davantage au sujet), pour un horizon individuel impliquant une réduction de nos usages d’internet. Et allant de pair, de facto, avec une culpabilisation, ce qui peut bien sûr être mal perçu, à tel point qu’on ne veuille même pas entendre parler du sujet. Or la sobriété numérique, dans son acception scientifique, est bien plus un horizon collectif, sociétal, qu’une démarche individuelle. Naturellement, une forme de sobriété numérique peut relever de choix personnels, que l’on pose pour des raisons d’écologie, de santé, d’hygiène de vie ; néanmoins, on verra que ceux- ci : premièrement, ne sont pas toujours adéquats (la sobriété numérique charrie avec elle de nombreuses fausses bonnes idées, souvent issues du greenwashing) ; deuxièmement, sont plus difficilement tenables s’ils sont posés de manière isolée ; troisièmement, auront peu d’impact s’ils ne sont pas soutenus par des politiques publiques qui vont dans ce sens. Cette publication a donc pour objectif, d’une part, de faire mieux connaître la réalité qui se cache derrière le concept de sobriété numérique, en évitant les écueils ; d’autre part, de proposer un plaidoyer pour un avenir sobre numérique- ment. Isabelle Autissier, présidente de WWF France, dans la préface d’un livre de Frédéric Bordage (fondateur de Green IT France et spécialiste de la sobriété numérique), explique : « Le numérique n’est ni bon ni mauvais. C’est une technologie inventée par l’humanité […]. Comme tout progrès technologique, il sera ce que les hommes en feront : le pire ou le meilleur, un terreau fertile pour nos enfants ou une fuite en avant vers une catastrophe annoncée ». Le but de la sobriété numérique, on le verra, n’est pas de remettre en question l’existence du numérique, mais au contraire d’apprendre à en tirer le meilleur tout en respectant les limites planétaires. Cette étude a été écrite pour clôturer le Cahier du Numérique de notre association, publié en novembre 2024. Dans ce cahier, nous avons analysé un certain nombre d’enjeux et de risques collectifs liés à ce que nous avons nommé la « course au tout-au-numérique » : fracture et inaccessibilités, enjeux démocratiques du numérique, problèmes de santé et de santé mentale liés à une surutilisation des écrans, impacts du développement des smartcities et de la numérisation du recrutement, impacts écologiques du numérique, surveillance et business des données personnelles. Le choix de ces sujets ne signifie pas pour autant que l’équipe Médias de Citoyenneté & Participation est technophobe ; nous avons conscience des nombreux apports positifs du numérique, mais il nous semble important de nous pencher sur ces problématiques qui touchent tous les citoyenne·s et d’interpeller nos lecteurs et lectrices sur ces sujets démocratiques de premier plan. Après avoir pointé un certain nombre de problèmes, il nous a paru pertinent de proposer, comme dernier texte de ce Cahier, un article sur les solutions possibles. Car, comme le dit Alain Damasio, « une authentique technocritique ne peut se contenter d’être réactionnaire ou négative. Elle doit aussi esquisser ce que serait une technologie positivement vécue ». C’est donc sur le seul horizon tenable car écologiquement viable, mais aussi, sans doute, le plus sain pour la société et les individus, que nous avons décidé d’écrire : l’horizon de la sobriété numérique. Dans ce parcours de (re)découverte, la première partie abordera une question simple : pourquoi la sobriété numérique est-elle souhaitable, voire in- dispensable, sur un plan environnemental ? Sera ensuite exploré, au point deux, ce qui se cache derrière celle-ci : qu’est-ce que la sobriété numérique, et quels sont les différents scénarios de sobriété possibles ? Dans la troisième partie, il sera question de la situation actuelle en Belgique, en particulier en Wallonie : la sobriété fait-elle l’objet d’une attention de la part du monde politique ? Quelles sont les forces en présence ? Le quatrième chapitre abordera quelques mesures politiques qui pourraient être mises en place pour tendre vers une forme de sobriété numérique, à différents niveaux : pour les citoyens et citoyennes, pour les entreprises, au niveau de la production, aussi. Enfin, on terminera par une ré- flexion globale sur la place des technologies numériques dans notre société et dans nos vies, et sur ce que pourrait nous apporter une société décroissante en la matière. Y seront évoquées la démarche low-tech ainsi que quelques-unes des recommandations formulées par Alain Damasio dans son dernier livre, Vallée du Silicium. Afin d’alimenter les réflexions contenues dans cette étude, trois entre- tiens ont été menés : avec Olivier Vergeynst, directeur de l’Institut Belge du Numérique Responsable (ISIT-BE), avec Louise Marée, responsable du programme DigitalWallonia4Circular de l’Agence wallonne du numérique (AdN), et avec David Bol, professeur en Circuits et Systèmes électroniques à l’École polytechnique de l’UCLouvain. Nous leur adressons ici nos remerciements les plus chaleureux pour le temps qu’ils nous ont consacré et les précieuses réponses apportées à nos questions. Notre souhait est que cette étude puisse devenir un temps d’arrêt, accessible à toutes et tous car non technique, pour prendre du recul face à un sujet extrêmement clivant où on peut entendre, en tant que citoyen·ne, tout et son contraire : comment s’y retrouver en effet entre les plaidoyers contre le tout-au-numérique et le discours ambiant qui vante les effets de la numérisation de la société ? Entre les rapports qui affirment que la situation actuelle est intenable et ceux, soutenus par l’industrie technologique et repris par certaines personnalités politiques, qui assurent que le numérique « nous sauvera » ?. Un temps d’arrêt qui est tout sauf [lire la suite]
Analyse n°493 de Benoît Debuigne - novembre 2024
Smart Cities Obsolescence à programmer Analyse n°493 de Benoît Debuigne Novembre 2024 Introduction Depuis plus d’une quinzaine d’années, et ce partout sur la planète, nous assistons à l’émergence de « smart cities », autrement dit « villes intelligentes », « connectées » ou « encore 2.0 ». Pourquoi un tel enthousiasme vis-à-vis de la numérisation et de l’hyperconnectivité de nos territoires ? Dans un monde fortement urbanisé, les espaces urbains jouent un rôle prépondérant. En effet, aujourd’hui, 56% de la population mondiale vit en ville et 80% du PIB mondial y est produit . Et, ce rapport de force a tendance à s’intensifier ces dernières années. Les villes doivent étancher leur soif de croissance, mais concurremment sont soumises à de nombreuses contraintes et défis. Selon Carlos Moreno (conseiller scientifique de Cofely Ineo ), nos cités doivent actuellement répondre à cinq enjeux majeurs : sociaux, culturels, économiques, écologiques et les résiliences. La forte pression démographique, des problèmes de congestion, de pollution, de pauvreté, de crise alimentaire… ne sont malheureusement que quelques exemples de défis auxquels les villes se trouvent confrontées quotidiennement et structurellement. Elles demeurent souvent le lieu d’expression de processus exacerbés les rendant extrêmement complexes à apprivoiser. Dans un tel contexte, l’optimalisation des services, des ressources et des usages des villes par la digitalisation semble être une piste alléchante. Héritage de l’explosion techno numérique des années nonante et de la croissance urbaine, les smart cities ont bénéficié d’un terreau favorable pour s’implémenter. Si dix-neuf années se sont déjà écoulées depuis le défi de décongestion des centres urbains lancé par Bill Clinton au géant du numérique Cisco, la « ville du futur » ne relève plus totalement de la science-fiction. Dans la littérature, on cite couramment comme exemple les villes de Singapour, Séoul et Barcelone. Preuve de cet engouement chez nous, en 2015, a été créé le Smart City Institute ; véritable centre de recherches universitaires dédié aux territoires durables et intelligents. Cet institut a pour rôle de référent académique Smart Region de la Région wallonne au travers de son programme Digital Wallonia. Ses missions se déclinent autour de quatre grands axes : la recherche, la formation, la sensibilisation et l’accompagnement des territoires wallons. La Région de Bruxelles-Capitale encourage également cette implémentation avec son projet de « Brussels Smart City » en collaboration avec le CIRB . Les villes intelligentes s’inscrivent clairement dans l’approche numérique de nos Régions comme en témoignent les nombreux nouveaux appels à projets, et structures d’accompagnement... On peut citer quelques exemples comme l’appel à projets « Territoires intelligents » en Région wallonne, ayant notamment pour objectif d’encourager les villes et communes wallonnes à développer des projets numériques, en matière d’énergie, d’environnement, de mobilité ou encore de gouvernance. En Région bruxelloise, le projet Fibru , dont la commercialisation a commencé en 2024 mais ne couvre pas tout le territoire de la Région, traduisait une volonté d’accélérer le processus d’appui digital au territoire . Concomitamment, l’Union européenne y fait référence dans son agenda urbain via notamment la « Stratégie Europe 2020 » . Elle vise une croissance durable, inclusive et intelligente grâce à une meilleure utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la gestion des services urbains, des infrastructures et de l’environnement citadin. Ceci démontre bien la place du numérique en matière de développement urbain visé pour les prochaines années. Chacune des échelles territoriales pourra (ou pas) s’approprier cette nouvelle manière de « construire et de vivre » la ville. Mais, la question principale n’est-elle pas simplement : comment garantir une qualité de vie à l’ensemble des citoyens dans ces espaces en développement et en densification ? Les smart cities pourraient apporter des pistes de solutions à cette vaste interrogation. Néanmoins, est-ce la bonne voie à emprunter ? Souhaite-t-on vivre dans des villes administrées par des codes binaires, des algorithmes, des objets connectés au service d’ambitions prométhéennes ? Faut-il poursuivre cette quête de la numérisation de nos territoires, s’en inspirer ou s’en dessaisir ? L’utopie pourrait-elle se transformer en dystopie ? Sujet à controverse, les smart cities suscitent pas mal de questionnements idéologiques, écologiques, technologiques… Mais, comme trop souvent, on peut observer que le progrès se développe plus rapidement que la réflexion éthique. Au travers des villes connectées, c’est le progrès lui-même qui peut-être questionné … Cette analyse aura pour objectif principal d’interroger ces nouveaux modèles de développement et de gestion de nos villes. Nous essayerons de répondre modestement quant au sens à donner à cette évolution. Ce texte n’est donc pas un état des lieux exhaustif des potentialités offertes par les smart cities, et encore moins une approche technique. Par contre, la conjoncture est propice à la critique, au bilan d’un modèle de développement urbain qui s’inscrit de plus en plus dans le paysage de nos villes. Dans un premier temps, un exercice sémantique sur le syntagme « smart city » sera proposé pour faciliter son appropriation. Ensuite, cette analyse s’attardera sur les principaux atouts et menaces du modèle de ville connectée. Finalement, une suggestion aux antipodes de la smart city sera proposée : la ville simplicitaire. Et nous terminerons par quelques recommandations afin que les villes s’inscrivent dans un développement soutenable et plus résilient. I. Smart city, une genèse victime de sa précarité sémantique Même si tout a commencé au début des années 2000 dans le quartier hyper connecté de Songdo en Corée du Sud, la paternité des villes intelligentes demeure difficile à attribuer. Nous verrons qu’il n’y a pas plus de consensus sur sa définition que de facto sur son opérationnalité. Sans trop nous attarder, le terme « smart », traduit généralement par « intelligent », pose lui-même une série d’interrogations. En quoi une ville peut-elle être intelligente ? Ce néologisme laisserait-il supposer que nos villes ou leurs concepteurs n’étaient pas assez éveillés ; et balayerait ainsi des siècles d’urbanisme et de politique de la ville ? Ou bien la ville dotée d’une forme d’intelligence serait-elle en capacité, cognitivement parlant, d’apprendre par elle-même, ce qui est le principe même de l’intelligence [lire la suite]