Analyse n°453 de Emma Raucent - avril 2022
Le féminisme forme un mouvement, ou plutôt des mouvements, en perpétuels questionnement et renouvellement. L’historicisation de ces mouvements en différentes vagues constitue la forme de narration du féminisme la plus connue : la première vague de l’égalité civique et politique au tournant du XIXe et du XXe siècles, la deuxième vague de l’égalité sociale et de la liberté de disposer de son corps des années 1960 et 1970, et enfin, la troisième vague du féminisme pluriel et postmoderne de la fin du XXe siècle qui déconstruit la catégorie « femme » comme un tout unifié.1 Via cette narration, le féminisme est présenté comme une succession cohérente de ruptures et de transmissions entre différentes générations de féministes.2 On parle d’ailleurs aujourd’hui d’une quatrième vague.3 Portée à travers les réseaux sociaux, elle s’élèverait contre l’impunité systémique des violences sexistes et contre la réassignation des femmes et des minorités à une position sociale subordonnée à la logique néolibérale des marchés.4 Cette « nouvelle génération » de féministes se déploie en Belgique sous de nombreuses formes ; en témoignent les multiples revendications récemment exprimées lors la journée contre les violences faites aux femmes 5 et lors des protestations contre des violences sexuelles perpétrées dans certains bars belges.6
Au sein de ces voix se distingue un discours intersectionnel qui prend ses racines dans la troisième vague du féminisme. Ce discours tend à mettre en lumière les multiples façons dont la discrimination sexiste se déploie au sein de notre société. Plus précisément, l’intersectionnalité désigne une grille d’analyse critique et politique des inégalités qui se focalise sur les interactions et les entrelacements des différents processus de discrimination (sexiste, raciste, xénophobe, classiste, validiste, homophobe, transphobe, etc.) à l’œuvre dans nos rapports sociaux. Elle constitue une méthode que la théoricienne du droit afro-américaine et professeure de la Columbia Law School, Kimberlé Crenshaw, appelle mapping the margins, qu’on peut traduire par la « cartographie des marges »,7 celle-ci s’attachant à mettre en évidence des formes spécifiques de discrimination à l’intersection des différents systèmes de subordination.8 D’abord née d’une analyse de la position « doublement » marginalisée des femmes afro-américaines à la fin des années 1980, la notion d’intersectionnalité s’est ensuite développée pour prendre en compte d’autres dimensions sociales que la race et le sexe dans l’étude des inégalités.
Déjà bien connue dans les sphères universitaires, l’intersectionnalité se déploie aujourd’hui dans les mondes militants 9, politiques 10 et associatifs 11 belges, et mérite d’être étudiée de façon approfondie. En effet, parfois sommairement définie, la notion peut sembler vague, ce qui entraîne le risque qu’elle soit utilisée à tort et à travers, et vidée de son contenu. La présente analyse, première d’une série de trois articles consacrés à la notion d’intersectionnalité, revient sur les origines historiques de cette notion et sur ses prémisses théoriques. L’intersectionnalité est une notion hybride puisqu’elle renvoie tout à la fois à un point de vue historique, à une théorie féministe et à un instrument politique de justice sociale. Dans un premier temps, nous nous attacherons donc à démêler ces différentes dimensions en répondant aux questions suivantes : d’où cette notion vient-elle ? Quand apparaît-elle et pourquoi ? Sur quel type de féminisme ses prémisses se fondent-elles ? À quels types d’analyse critique s’emploie-t-elle ?
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1 Pour plus de détails, voy. : Delfosse M-S., « Les féminismes d’hier à demain : des combats ancrés dans leurs époques », CPCP, étude n°27, 2018.
2 Mais l’idée de la présenter comme une généalogie cohérente ne fait pas nécessairement l’unanimité : Wiegman R., « Feminism’s Apocalytpic Futures », New Literary History, automne 2000, vol. XXXI
3 Koechlin A., La révolution féministe, Paris : Éditions Amsterdam, 2019.
4 Ibid.
5 Voy. par exemple : Vierendeel F., Malcourant E., « Toutes et tous contre les violences faites aux femmes », Fédération des Centres de Planning Familial, 25 novembre 2021, [en ligne :] https://www.planningsfps.be/wp-content/uploads/2021/11/Dossier-presseRB2021.pdf, consulté le 6 décembre 2021.
6 Guiet M., « #BalanceTonBar : une nouvelle génération de féministes qui brandit de nouvelles armes », BX1, 9 novembre 2021, [en ligne :] https://bx1.be/categories/news/balancetonbar-une-nouvelle-generation-de-feministes-qui-brandit-de-nouvelles-armes/, consulté le 6 décembre 2021.
7 Crenshaw K., « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stan. L. Rev., 1991, vol. XLIII, n°6. Kimberlé Crenshaw est une juriste et chercheuse afro-américaine spécialisée dans le droit anti-discrimination. Défenderesse des droits civiques, elle est une figure académique éminente de la critical race theory (la théorie critique de la race).
8 Ibid., p. 1296.
9 Depris E. (Sans blanc de Rien), discours lors d’un rassemblement féministe #balancetonbar, Bruxelles, 12 novembre 2021, [en ligne :] https://www.instagram.com/p/CVTaNSkAWNr/?utm_source=ig_embed&ig_rid=075ea059-1c10-4d2b-b2ee-ed1713e131cb, consulté le 20 décembre 2021.
10 Wernaers C., « Sarah Schiltz, un nouvel élan pour l’égalité au fédéral ? », RTBF, 18 novembre 2020, [en ligne :] https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_sarah-schlitz-un-nouvel-elan-pour-l-egalite-au-federal?id=10634920, consulté le 20 décembre 2021.
11 Callico C., « L’intersectionnalité, du concept au concret », Espace de liberté : analyse n°488, avril 2020, Bruxelles, [en ligne :] https://www.laicite.be/magazine-article/lintersectionnalite-concept-concret/, consulté le 20 décembre 2021.
Emma Raucent est titulaire d’un master en droit ainsi que d’un master de spécialisation en philosophie du droit. Elle est chargée de recherche dans la thématique Famille, Culture & Éducation, au sein du pôle Recherche & Plaidoyer chez Citoyenneté & Participation.