Étude n°35 de Emma Raucent - juillet 2021
Qui boit ? Comment, où et pourquoi ? Autant de questions qui, selon de nombreux sociologues, permettent de comprendre les processus de construction des rapports sociaux entre hommes et femmes. Adopter une approche de genre dans l’étude des consommations d’alcool met en effet en lumière la façon paradoxale dont l’ivresse peut tout à la fois renforcer et perturber les normes sociales liées à la différence sexuée. Comment la consommation d’alcool structure ou déstructure-t-elle les relations sociales entre hommes et femmes ? Les habitudes sociales en matière de consommation d’alcool organisent-t-elles une distinction, voire une hiérarchisation, des sexes ? Si oui, comment et pourquoi ? Cette étude s’attache en partie à la description des stéréotypes de genre affectant non seulement nos modes d’alcoolisation mais aussi l’alcoolisme. Elle tend à expliquer les raisons pour lesquelles l’alcoolisation excessive des femmes est largement plus stigmatisée que celle des hommes.
Les paroles tranchantes de Marguerite Duras ont contribué à la critique de l’expérience sociale du boire des femmes : "une femme qui boit, c’est comme un animal qui boirait, un enfant. L’alcoolisme atteint le scandale avec la femme qui boit : une femme alcoolique, c’est rare, c’est grave. C’est la nature divine qui est atteinte 1". Cette vision stigmatisante de "la" femme alcoolique est-elle toujours d’actualité ? Le boire excessif peut-il toujours être appréhendé comme un attribut de la masculinité dans notre société, comme cela a pu être le cas aux XIXe et XXe siècles ? 2 A contrario, que signifie l’idée selon laquelle les pratiques d’alcoolisation excessive sont de nature à troubler l’ordre social sexué et hétéro-normé ? Notre compréhension du genre comme processus de socialisation (et de domination) doit être continuellement actualisée afin d’éviter toute forme d’essentialisation. Dans cette étude, les représentations sociales de l’alcoolisation des hommes et des femmes seront donc contextualisées historiquement afin d’en comprendre l’évolution et l’impact actuels. Par ailleurs, ce questionnement ne vise pas seulement à montrer des stéréotypes que l’on avait oubliés de voir. Il mène surtout à la transformation de notre perception et donc de notre compréhension des comportements observés. Cette étude tend donc à donner un éclairage partiel et sensible au genre sur la complexité du vécu des personnes alcoolodépendantes. Elle permet ainsi d’ouvrir un champ de discussion autour des obstacles que rencontrent les femmes et les hommes alcoolodépendants dans leur parcours de soin.
La première partie présente l’abus d’alcool dans son contexte historique : du processus de médicalisation de l’alcoolisme à la transformation du jugement moral posé à l’égard de ce phénomène social. La partie suivante interroge les similitudes et différences actuelles entre les consommations des hommes et des femmes en Belgique. Dans cette partie, l’idée largement véhiculée selon laquelle les femmes rattrapent les hommes dans leur consommation d’alcool sera remise en question à la lumière des tendances de consommation actuelles. Elle confronte ensuite cette comparaison avec les représentations que se fait la population des boires féminin et masculin. Plutôt qu’un dépassement, on assiste actuellement à un déplacement des normes genrées affectant les pratiques d’alcoolisation : aujourd’hui, s’il est généralement admis que les femmes puissent boire publiquement, leur ivresse et abus restent nettement plus réprouvés que chez les hommes. Un détour historique est ensuite réalisé dans la troisième partie pour comprendre les origines de la stigmatisation du boire excessif féminin. Les stéréotypes associés à l’abus d’alcool chez les femmes exercent toujours une certaine influence sur nos représentations actuelles. Il s’agira donc dans la partie suivante de renverser ce discours stigmatisant en s’attachant à la description du boire des hommes et de ses liens avec l’évolution d’une certaine forme de masculinité. Cette partie explorera également l’hypothèse selon laquelle l’alcoolisation excessive ainsi que l’alcoolisme ont pour effet de "troubler" ou de déstabiliser les rapports de genre. L’alcoolisme sera alors interprété comme un moyen (délétère) de contestation face aux injonctions sociales et rôles genrés que les hommes et les femmes sont enjoints à respecter. Dans la dernière partie, l’approche sensible au genre présentée dans cette étude sera mise à l’épreuve de la pratique, et ce à travers un questionnement autour de la prévention et du parcours de soin des personnes alcoolodépendantes. Plus précisément, elle sera questionnée à la lumière de deux enjeux distincts : celui du syndrome d’alcoolisation fœtale, et celui du traitement des personnes alcoolodépendantes au sein des services spécialisés en Belgique.
Lire la suite de la publication
1 Duras M., La via matérielle, Paris : P.O.L., 1987.
2 Fillaut T., « Alcoolisme et antialcoolisme en France (1870-1970) : une affaire de genre », in M.-L. Déroff (sous la direction de), Boire : une affaire de sexe et d’âge, Rennes : Presses de l’EHESP, Coll. « Recherche, santé, social », 2015, pp. 15-28.
Emma Raucent est titulaire d’un master en droit ainsi que d’un master de spécialisation en philosophie du droit. Elle est chargée de recherche dans la thématique Famille, Culture & Éducation, au sein du pôle Recherche & Plaidoyer chez Citoyenneté & Participation.