Étude n°23 de Dounia Tadli - mai 2017
Du brin d’herbe à la vache, du jaguar à la gazelle, en passant par l’homo sapiens, les êtres vivants sont tous en perpétuelle quête d’énergie pour assurer leur subsistance. Depuis les origines, pour les humains comme pour les autres espèces, la recherche de nourriture constitue une préoccupation vitale. Dans nos contrées, notre "pain quotidien" a longtemps symbolisé l’aliment par excellence, depuis le pain et les jeux de la Rome antique jusqu’à celui que réclamaient les masses affamées des stéréotypes révolutionnaires.
Mais depuis la Seconde Guerre mondiale, ce n’est plus le pain qui fait l’objet de revendications. La modernisation de l’agriculture et l’industrialisation agro-alimentaire ont permis d’augmenter la consommation de produits considérés jusque-là comme d’exception aux dépens des aliments de nécessité. C’est ainsi que les populations européennes ont réclamé de la viande après avoir connu la pénurie pendant la guerre. Cet aliment revêt un statut particulier. À la fois valorisée dans de nombreuses cultures et à différentes époques1, la viande fait aussi souvent l’objet de règles restrictives ou de dégoûts individuels.2 Sa valeur nutritive et gustative attire mais la mise à mort qu’elle implique questionne les hommes, depuis les chasseurs d’Amazonie jusqu’aux éleveurs de Wallonie. La chair animale pourrait ainsi être l’aliment le plus porteur d’ambivalence, entre appétit et dégoût.3 À ce titre, la viande constitue une porte d’entrée pertinente pour comprendre les rapports complexes que nous entretenons aujourd’hui avec notre nourriture. À défaut de disparaître, les inquiétudes alimentaires se sont vues transformées par l’abondance consumériste. Le mangeur moderne ne doit plus gérer la pénurie mais la profusion : il lui faut trancher entre les discours contradictoires et ses pulsions.4 En cristallisant une série de préoccupations, du bien-être animal à la sauvegarde de l’environnement, en passant par les aspects sanitaires, économiques et culturels, le rapport à la viande serait particulièrement révélateur des tendances qui animent le mangeur moderne. En témoignent les récentes tensions autour de la campagne "40 jours sans viande" en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Nous débuterons l’analyse par une contextualisation de l’industrialisation de la filière agro-alimentaire, en illustrant ce processus à la lumière de la production de viande et de ses différentes controverses. L’attitude des mangeurs fera l’objet du deuxième point de cet article : nous verrons de quelle manière le contexte gastro-anomique laisse libre court aux croisades alimentaires de prescripteurs variés. Des vegans inconditionnels aux plus zoophages des carnivores, il existe une multitude d’attitudes face à la consommation carnée. Nous terminerons enfin par une réflexion autour de nos rapports à la viande, entre évitement des questions sensibles et contraintes pratiques.
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1 Le terme « viande » (du latin vivanda) désignait à la base le nom commun pour désigner tous les aliments. Voir A. Kruger, Hippophages, sarcophages et théophages, anthropologie des mangeurs de chair, France Culture, « On ne parle pas la bouche pleine ! » 2013, [en ligne :] https://www.franceculture.fr/emissions/ne-parle-pas-la-bouche-pleine/hippophages-sarcophages-et-theophages-anthropologie-des.
2 Dans la plupart des cultures, il existe effectivement « des prohibitions ou des restrictions quelconques, temporaires ou permanentes, particulières ou générales, sur la consommation de chair animale ». De plus, ce sont presque toujours les aliments d’origine animale qui susciteraient les dégoûts individuels. Cl. Fischler, L’homnivore, Paris : Odile Jacob, 1990, p. 123.
3 Cl. Fischler, L’homnivore, op. cit.
4 Ibid.
Dounia TADLI est titulaire d’un master en anthropologie, spécialisée dans les relations humains-environnement.