Étude n°27 de Marie-Sarah Delefosse - décembre 2018
5 octobre 2017, dans un article publié par le New-York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey révèlent au monde entier ce qui s’avèrera être un secret de Polichinelle : Harvey Weinstein, un des principaux producteurs Hollywoodiens serait aussi un prédateur sexuel, agissant depuis deux à trois décennies, en toute impunité. Secret de Polichinelle disions-nous, car il semble que le tout-Hollywood était au courant de ses pratiques, sans les dénoncer pour autant.1 Cette enquête a heureusement permis de délier les langues. En effet, dans la foulée de cet article – et des nombreux autres qui s’ensuivirent – la parole des femmes semble s’être libérée 2 : nombre d’entre elles, actrices d’abord, puis des femmes de tous horizons ont commencé à dénoncer les violences qu’elles subissaient : violences sexuelles, harcèlement de rue, sexisme quotidien…
Ce mouvement prit corps sur les réseaux sociaux derrière le hashtag #MeToo 3 : dix jours après ce premier article – au retentissement mondial, Alyssa Milano, une actrice américaine propose dans un tweet que toutes celles qui ont été harcelées ou agressées sexuellement écrivent "MeToo" en réponse à son tweet, qui a enflammé le web. En quelques heures, des milliers de réponses et des milliers de tweets originaux reprennent ce fameux hashtag 4 ; en trois mois, on en recense près de trois millions venus de toute part…5
Ainsi, en quelques semaines on assiste à l’émergence d’un « mouvement social féminin du XXIe siècle, qui sait user des outils technologiques de l’époque pour faire apparaître un point de vue non pris en compte à la mesure de sa réalité massive et tragique, force 7 sur l’échelle des violences historiques humaines. Un mouvement qui naît des récits de vie de chacune, de leur intimité réflexive, de ce même "je" que celui de Descartes enfermé seul dans un poêle, dont le seul visage est un souvenir, et dont la démultiplication extraordinaire et imprévue fait naître de façon différente – il s’agit bien d’un mouvement populaire contemporain, dans un monde urbanisé où les femmes travaillent et circulent – et incroyablement puissante, un sujet politique majeur, le "nous" des femmes.6
Quoi que nous puissions penser de ce mouvement d’ampleur, il fut ressenti par nombre d’entre nous 7 comme une onde de choc et permit à plus d’un de prendre conscience de la réalité violente – que cette violence soit physique, psychique ou symbolique – que vivent les femmes. Au-delà des considérations politique, sociologique ou anthropologique, ce mouvement nous interroge en tant que personne, nous amène à remettre en question le paradigme dans lequel nous vivons, où tant de violences ont pu être passées sous silence, où pendant des décennies, l’on a pu accepter que des hommes "de pouvoir" tels que Weinstein puissent, à tout le moins, exercer de multiples rapports de force et poser des comportements violents envers les femmes.
Au sein du CPCP, ces réflexions personnelles nous ont également amenés à nous interroger sur les rapports entre hommes et femmes au sein de notre société et sur la nécessité des féminismes d’aujourd’hui. Au fil des discussions, nous avons pu constater que nous n’avions pas tous la même sensibilité, que nous n’étions pas tous d’accord sur les constats à poser, sur la finalité que doivent poursuivre ces mouvements… mais nous avons pu observer qu’à l’exception de quelques personnes plus militantes, nous n’en connaissions finalement que très peu sur ces problématiques, qui touchent pourtant directement une partie de nos publics d’éducation permanente – ainsi que la moitié de l’humanité. C’est à partir de ces observations que l’idée d’un projet autour des rapports hommes/femmes germa dans nos esprits : à partir de notre point de vue de citoyens et de travailleurs associatifs, nous souhaitions étudier les rapports hommes/femmes dans notre société afin de mieux comprendre les enjeux qui se cachent derrière les questions qui se posent aujourd’hui. Pour ce faire, nous vous proposons dans un premier temps de (re)découvrir les féminismes, d’hier à aujourd’hui afin d’appréhender leur complexité. Dans un second temps, nous vous proposerons une série d’analyses (à paraître début 2019) qui auront pour objectif de mieux comprendre la problématique du sexisme – et plus particulièrement du sexisme dans l’espace public, ainsi que d’initier une réflexion sur la place que les femmes occupent aujourd’hui dans différents milieux.
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1 Dans un mémo envoyé à la société de production Weinstein-Miramax, une jeune cadre résume parfaitement les ‘raisons’ de ce silence : « The balance of power is me : 0, Harvey Weinstein : 10 ». Pour en savoir plus sur les débuts de ce qu’on appelle désormais l’Affaire Weinstein, vous pouvez lire l’enquête initiale du New-York Times : J. Kantor, M. Twohey, « Harvey Weinstein paid off sexual harassment accusers for decades », New-York Times, 5 octobre 2017, [en ligne :] https://www.nytimes.com/2017/10/05/us/harvey-weinstein-harassment-allegations.html, consulté le 11 décembre 2018. Vous pouvez également lire l’interview d’une des journalistes à l’origine de cet article – récompensé par le Pulitzer : I. Chotiner, B. Viennot (trad), « Comment le New-York Times a fait tomber Harvey Weinstein », Slate.fr, 13 octobre 2017, [en ligne :] http://www.slate.fr/story/152429/affaire-weinstein, consulté le 11 décembre 2018.
2 Si la parole semble s’être libérée, ce n’est que pour aborder certains sujets tels que les violences sexuelles. D’autres sujets sont au contraire totalement passés sous silence.
3 Et, dans une moindre mesure, derrière le hashtag #balancetonporc dans les pays francophones et plus particulièrement en France.
4 Hashtag qui fait référence au mouvement #MeToo créé en 2006 par Tarana Burke, une travailleuse sociale de Harlem. Dès son origine, ce mouvement se donne pour objectif de soutenir les victimes de violence sexuelle, et plus particulièrement les jeunes filles et femmes « de couleurs » précarisées afin de leur offrir des moyens de se défendre. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter le site internet du mouvement : https://metoomvmt.org.
5 P. Croquet, « #MeToo, du phénomène viral au mouvement social du XXe siècle », LeMonde.fr, 14 octobre 2018, [en ligne :] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/10/14/metoo-du-phenomene-viral-au-mouvement-social-feminin-du-xxie-siecle_5369189_4408996.html, consulté le 11 décembre 2018. Sur l’origine des tweets, notons néanmoins que certains pays, voire continents (comme l’Afrique) restent relativement hermétiques à ce mouvement.
6 V. Nahoum-Grappe, « #MeToo : Je, Elle, Nous », Esprit, CDXLIV, mai 2018, [en ligne :] https://esprit.presse.fr/article/veronique-nahoum-grappe/metoo-je-elle-nous-41429, consulté le 11 décembre 2018.
7 J’utilise le « nous » pour désigner une catégorie de la population à laquelle je m’identifie, catégorie particulièrement touchée par le mouvement #metoo : un milieu éduqué et habitué au monde numérique. On note d’ailleurs que ce mouvement connait un bien moindre retentissement dans les milieux populaires, qui pourtant connaissent une réalité bien plus dure, vivant des discriminations liées à leur statut de femme, mais aussi bien d’autres liées à leurs classes, leur origine, etc.
Marie-Sarah Delefosse est titulaire d’un master en sciences psychologiques à orientation « organisation, travail et société ». Elle est directrice générale de Citoyenneté & Participation