Étude n°24 de Dounia Tadli - décembre 2017
Antispécistes, végétaliens, végan… Depuis quelques années, ces notions sont omniprésentes dans notre société. Une recherche du mot végan sur un site d’actualité tel que LeMonde.fr suffira à s’en convaincre : pas moins de cinq articles abordent ce sujet sur une période de 15 jours, plus d’une dizaine contient l’occurrence végan.1 Les rayons des librairies voient également fleurir de plus en plus de livres de cuisine végétarienne ou végan, mais aussi des ouvrages militants (Antispéciste d’Aymeric Caron a notamment été vendu à plus de 45 000 exemplaires). Les industries quant à elles ne manquent pas cette belle occasion de faire du chiffre : nombre d’entre elles y voient une niche de marché et multiplient les substituts à la consommation carnée (depuis les steaks de soja jusqu’à la viande, et même le cuir, in vitro).
Les mouvements végan et antispéciste, quoi qu’encore largement minoritaires, prennent ainsi de plus en plus d’ampleur dans la société occidentale. Progressivement, ils se sont fait une place dans l’espace politico-médiatique et ont ouvert le débat. Ces mouvements nous questionnent quant à notre rapport à la viande, à la manière dont nous la produisons et la consommons.2 Les revendications antispécistes, régulièrement appuyées par des images chocs, nous poussent à interroger ce qui est devenu invisible pour les mangeurs : comment sont élevés les animaux dont nous nous nourrissons ? Que se passe-t-il dans les abattoirs ? Si la plupart d’entre nous se l’imaginent de façon plus ou moins abstraite, nous préférons l’abstraire de nos préoccupations quotidiennes, surtout quand il s’agit de déguster un steak ou une cuisse de poulet. Cette confortable ignorance s’est vue troublée par les crises sanitaires et éthiques de la filière de la viande : maladie de la vache folle, lasagnes à la viande de cheval, scandales de maltraitance animale dans les abattoirs… Brutalement, nous nous sommes souvenus que la viande était autre chose qu’une substance anonyme : la consommation de produits d’origine animale implique l’élevage et l’abattage de bêtes. Comment avions-nous pu oublier, ou du moins évacuer, ce qui apparaît à présent comme un truisme sanguinolent sur nos écrans ? Dans la première partie de cette étude, Dounia Tadli montrera la façon dont un contexte qui semble propice au développement de l’antispécisme a pu émerger. L’anthropologue abordera ensuite les principales idées de la philosophie antispéciste et la façon dont, d’une certaine manière, elle s’inscrit en continuité avec les logiques dénoncées. La contribution s’inscrivant dans une perspective anthropologique, il s’agira moins d’établir des lois naturelles (l’humain est-il profondément carnivore ?) ou des grandes vérités (les espèces se valent-elles toutes ?) que de tenter de comprendre la construction de systèmes d’idées.
La deuxième partie de la présente étude analysera la manière dont ces idées, qui se combinent avec des pratiques, sont adoptées par les individus jusqu’à faire partie de leur identité. Marie-Sarah Delefosse montrera en effet que les modifications de régimes alimentaires (pour des raisons éthiques, politiques, écologiques) renvoient bien souvent à une transformation plus générale du mode de vie. Être végétarien éthique ou végan ferait partie de l’identité : les concernés se sentiraient profondément antispécistes, condamnant ce qu’ils appellent l’exploitation animale et interpellant, parfois vivement, les éleveurs et professionnels travaillant avec les animaux ainsi que l’ensemble de la population sur les conditions d’élevage des animaux. Alors que le mouvement bénéficie d’une visibilité croissante 3, la démarche personnelle de ses membres est souvent méconnue. Les outils d’analyse de la psychologie sociale seront mobilisés par Marie-Sarah Delefosse afin d’étudier les motivations qui poussent les individus à devenir végétariens ou végan, ainsi que leur démarche d’adhésion à la communauté antispéciste.4
Enfin, Thomas Bolmain développera le regard philosophique critique qu’il porte sur l’antispécisme. L’auteur montre que l’ancrage profondément théorique de l’argumentaire antispéciste ne permet pas d’appréhender les réalités concrètes de l’élevage. Le grand dilemme moral – qui a traversé l’ensemble des civilisations – de « tuer pour manger » ne peut en effet pas être réglé par une argumentation logiquement cohérente, ni par une revendication éthico-juridique. Il s’agirait plutôt d’une véritable décision politique de la part de l’éleveur, qui exerce son droit à vivre du produit de son travail. En réponse à l’ontologie animalocentrée de l’antispécisme, le philosophe propose donc une ontologie politique de la relation et du devenir : le souhait de transformer des pratiques humaines (comme les rapports aux animaux) doit passer par l’étude de ce qu’elles sont.
L’importance de l’empirisme, des expériences concrètes, du vécu des individus, constitue la pierre angulaire qui réunit les trois analyses. La prise en compte du contexte socio-historique est essentielle pour appréhender des réalités complexes comme l’élevage, mais aussi le mouvement antispéciste. La complémentarité des disciplines respectives des auteurs – l’anthropologie, la psychologie sociale et la philosophie – sera, quant à elle, particulièrement adéquate à la compréhension de cette réalité contemporaine.
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1 Recherche effectuée le 6 octobre 2017 via l’onglet « rechercher » du site LeMonde.fr. http://www.lemonde.fr/recherche/?keywords=vegan.
2 Nous abordions ces questions dans une précédente étude. Voir D. Tadli, De l’étable à la Table. Nos rapports à la viande, révélateurs des modes de consommations, Bruxelles : CPCP, « Études », 2017.
3 Les campagnes médiatisées de l’association L214, les personnalités membres de ce mouvement (tels que Bill Clinton, Pamela Anderson, Matthieu Ricard, Aymeric Caron ou encore Franz-Olivier Giesbert), la présentation de candidats issus du Parti antispéciste citoyen pour la Transparence et l’Éthique (PACTE) aux élections législatives française ou encore l’utilisation de la cause animale par des candidats à l’élection présidentielle française (tels que Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon) leur a permis de se faire une place dans l’espace médiatique.
4 Nous avons pour ambition d’étudier le processus d’adhésion au mouvement antispéciste sous l’angle de la psychologie sociale. Le niveau d’analyse est celui des cognitions et comportements des groupes et des individus. Nous n’entrerons donc pas dans le débat d’idées. À ce propos, se reporter à la partie 1, de la présente étude, qui propose une vision anthropologique du mouvement,
ainsi qu’à la partie 3 pour une critique philosophique.
Dounia TADLI est titulaire d’un master en anthropologie, spécialisée dans les relations humains-environnement.