Étude n°25 de Raïssa M'bilo - mars 2018
L’identité est devenue de plus en plus complexe et compliquée de nos jours. Les problèmes identitaires nous explosent à la face tant les repères, les frontières et les limites s’effacent, se redessinent à une vitesse vertigineuse. Liberté, tolérance et peur modèlent, tissent et défont à leur guise le vivre-ensemble. Ce fameux vivre-ensemble à la fois profession de foi et lettre morte. La communauté, de plus en plus hétéroclite, tend à imploser entre progressismes, radicalismes et conservatismes. Face à l’ouverture ou à la disparition de certaines frontières, un million de microcosmes hermétiques se créent et se renforcent. Entre les questions de religion, d’intégration, de migration, de justice sociale et d’égalité, d’autres identités s’imposent enfin à la table des débats publics pour arracher, elles aussi, leur part de reconnaissance. Il s’agit des questions de genre. De ces genres qui transcendent les identités masculines et féminines qui sont en tête d’affiche des chroniques actuelles tentant d’achever une bonne fois pour toutes les dérives d’un patriarcat essoufflé. Entre scandales sexistes et revendications transsexuelles, peut-être une brèche s’ouvre-telle pour enfin parler des personnes intersexuées.
Ces questions me bousculent en 2014. Sur les chaînes françaises, des chroniqueurs provoquaient l’audimat, assumant leur étiquette de réactionnaires. La provoc semblait avoir changé de camp alors que le politiquement correct et la bien-pensance étaient devenus, à mes yeux, l’apanage des gauchistes en pleine lune de miel médiatique. C’est le tôlé en France quand le gouvernement Valls propose l’abécédaire de l’égalité : il est accusé d’être le cheval de Troie de lobbies gays qui tentent d’infiltrer les écoles avec une théorie du genre aussi fumeuse que scandaleuse. Moi, je regarde ces débats, ces marches contre le mariage pour tous qui, dans la foulée, ont jeté de l’huile sur le feu dans le pays voisin. Mais qu’en est-il de notre pays ? Si la Belgique semble progressiste sur beaucoup de sujets, notamment le mariage homosexuel et les questions trans, d’autres pays ont pris plus rapidement le taureau par les cornes concernant une idée de troisième sexe. Mais quel est-il, ce troisième sexe ?
Je ne sais pas si mon environnement familial me prédisposait à me reconnaître dans ceux qui condamnaient la théorie du genre, de prime abord. Il y a sûrement de grandes chances. Le fait est que, regardant tout cela du pays voisin, j’étais indignée moi aussi. Comment ? On veut supprimer les sexes ? Comment ? On veut apprendre aux garçons à uriner assis ? C’était un beau capharnaüm, y compris dans ma tête. Dans ma famille de trois filles sur quatre enfants, autant dire que les hommes sont minoritaires. Jamais nous n’avons eu de limites quand on envisageait nos carrières respectives : nous pouvions tout devenir. Par contre, c’était autre chose pour les sorties, pour les relations intimes. Je ne pouvais pas faire un tas de choses, poser d’une certaine façon, parce que j’étais une fille. Le genre a toujours été présent dans mon éducation et la limite très nette. Bien sûr, j’étais un garçon manqué et je portais autant de baskets boueuses que je n’avais de voiturettes, mais plus tard, je me rends compte que le simple fait de me considérer comme un garçon manqué pour cela est encore une marque de conception genrée.
J’ai eu tout le mal du monde lors de mes premières lectures à ce sujet. Ce que disait Butler me semblait être du charabia. C’étaient des idées à mille lieues de ce que je pouvais comprendre, un vocabulaire totalement inconnu, et encore aujourd’hui, non maîtrisé. En cours d’éducation sexuelle, lorsque j’avais treize ans ou encore en cours de biologie, j’avais appris la différence entre un homme et une femme, la manière dont nous, pré-pubères acnéiques, allions nous développer et nous reproduire. Ça semblait évident, ça l’a été tout le long. J’ai appris à mettre des préservatifs lors de modules de prévention, alors que je n’avais encore jamais embrassé qui que ce soit si ce n’est mon cousin à l’âge de cinq ans. Le monde était binaire et l’a été tout le long. Ça me semblait déjà bien assez compliqué comme ça. Je n’ai jamais appris ces choses que je découvrais en lisant Anne Fausto-Sterling. Le genre, le sexe, c’était l’inconnu total. Et il faut le dire, les questions LGBT étaient noyées et confondues dans cet acronyme fourre-tout. Homosexuels, transsexuels, drag queens, travelos, gouines, hermaphrodites. Tous les mêmes, pensais-je. Et je ne m’y intéressais pas suffisamment pour apprendre à distinguer. Aurait-il fallu qu’on me l’apprenne ? Ce n’est pas pareil pour tout le monde : certains sont sensibilisés dès leur jeune âge à ce sujet, tandis que d’autres meurent sans n’y jamais rien comprendre.
Cette étude est d’abord un voyage dans l’inconnu, je ne suis pas une experte des questions de genre. Mon but ici n’est pas d’éduquer à ce sujet, mais de pousser à cette démarche. Du moins, dans la première partie de cet exposé. Savoir distinguer une personne intersexuée, d’une personne transsexuelle ou transgenre ou encore homosexuelle, me semblait essentiel avant d’entrer dans le vif du sujet : faut-il créer un troisième sexe à l’état civil belge ? Après avoir compris que les hermaphrodites n’existaient pas plus que la théorie du genre, je me suis penchée sur l’aspect juridique de la question, en faisant un état des lieux de la situation en Belgique. Comment le droit belge aborde-t-il l’intersexuation ? Au regard de modèles étrangers tels que les législations allemande, française et maltaise, où en sommes-nous et quel avenir proposons-nous aux personnes intersexuées dans notre société dite tolérante, libre et inclusive ?
Ceci n’est donc ni un rapport d’expert, ni un coup de gueule militant. Cette étude trahira parfois un regard naïf sur un monde que je découvre petit à petit, avec ses codes qui me semblent encore abscons et inaccessibles. En tout cas, les différentes réalités que j’ai découvertes ont bousculé certaines de mes certitudes tout en me permettant d’en affirmer d’autres, à ma grande surprise. Cette étude retranscrit la découverte d’identités multiples, complexes et expansives. Il n’y a pas de meilleure époque pour réinterroger celles-ci, pour les regarder toutes bien en face et savoir ce qu’on en fera. Je m’interroge cependant davantage sur la façon dont notre droit encadre, accueille et traduit ces identités plurielles.
S’agissant d’une question large, j’ai dû faire un choix. Ayant appris que certains nouveau-nés se faisaient opérer à la naissance s’ils présentaient une ambiguïté sexuelle, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un viol du droit à l’intégrité physique. Dans quelle mesure et dans quelles circonstances, ces opérations sont-elles légales ? Et devraient-elles l’être ?
J’ai décidé d’analyser la question par rapport au droit à l’intégrité physique, mais j’aurais pu choisir un autre droit fondamental. Il a fallu faire un choix pour que le propos reste ciblé, la question étant très large.
Ces interventions ont-elles lieu car nous vivons dans un État qui ne reconnaît que deux sexes ? Faut-il que cela change ? Quand on lit des titres comme « l’Allemagne reconnaît un troisième sexe », qu’on a vent des avancées suisses sur le sujet ou encore quand on entend qu’en Australie, il est possible de s’identifier comme x, faut-il remettre en question le statu quo en Belgique ?
Il doit sûrement y avoir un juste milieu, entre le militantisme radical et la demande légitime d’une société plus juste. C’est ce que je pense mais je ne sais pas quel pourrait être cet équilibre. Ici, je propose un début de réflexion et une conclusion toute personnelle. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse table rase de ce que je pensais savoir et que je devais lutter le plus possible pour sortir de ma zone de confort pleine de certitudes.
Ce qui fait peur, bien souvent, n’est pas le changement, mais ce qu’il faut consentir à céder pour lui. Que sommes-nous prêts à céder pour une société plus juste et plus inclusive, comment et quand ? Et qu’est-ce qu’une société plus juste, grâce à quels compromis trouve-t-elle son équilibre ?
Tout au long de cette étude, j’’ai distingué mes réflexions personnelles de mes recherches en utilisant tantôt le "je" parfois le "nous". J’ai choisi cette forme de narration car elle me semblait plus adaptée à ce sujet si particulier pour moi.
Le sexe dont il est question dans le titre – ce sexe littéralement hors-la-loi car sortant de la binarité légale –, doit-il être reconnu par la création d’une troisième catégorie de sexe à l’état civil belge ?
Nous commencerons notre réflexion par éclaircir certaines notions, en les distinguant les unes des autres. Ensuite nous exposerons certaines réflexions sur les questions de genre. Nous poursuivrons par une analyse juridique du sexe en droit belge et nous nous poserons la question d’un lien de cause à effet entre la binarité sexuelle et les opérations de réassignation sexuelle. Celles-ci feront aussi l’objet d’une étude à travers un bref exposé de la légalité des interventions médicales appréciées à la lueur du droit à l’intégrité physique. Pour conclure, nous présenterons différents modèles de législations dont le droit belge pourrait s’inspirer pour tenir compte des personnes intersexuées. Dans la foulée de l’évolution des lois anti-discrimination – notamment la loi du 25 juin 2017 relative aux personnes transgenres que nous évoquerons –, il nous semblerait cohérent que le législateur prenne des mesures spécifiques pour reconnaître et protéger les personnes intersexuées.
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Raïssa M’bilo est chercheuse au CPCP. Elle est titulaire d’un master en droit à finalité Droit européen.