L’omniprésence grandissante des écrans dans nos vies est certaine. Le nombre d’appareils connectés par foyer ne fait qu’augmenter. En Europe de l’ouest, le nombre moyen d’appareils connectés par personne était de 5.6 en 2018 et est passé à 9.4 en 2023 . Mais cette « course du tout au numérique » va-t-elle faire de nous des êtres difformes tels que le prévoient ces projections fantasques ? Probablement pas, mais ces dernières semblent mettre le doigt sur des inquiétudes et craintes partagées par nombre d’entre nous : nos écrans impacteraient notre santé.
Qu’en est-il réellement ? Avons-nous des raisons de nous inquiéter des conséquences que peuvent avoir nos compagnons tactiles sur notre santé ou tombons-nous plutôt dans une panique injustifiée ? L’objectif de cette analyse sera de revenir sur différents impacts supposés des écrans sur notre santé, souvent pointés par le public de nos animations d’éducation permanente, et de les analyser. Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux effets directs et indirects des écrans, concernant notre santé physique et mentale. Dans un deuxième temps, nous questionnerons la notion « d’addiction aux écrans » souvent mobilisée par les publics que nous rencontrons dans nos ateliers d’éducation permanente, et entendue plus largement dans les discours médiatiques et quotidiens. Enfin, dans un troisième temps, nous discuterons des éléments sociaux et économiques liés à notre consommation contemporaine des écrans et, plus largement, du numérique.
Myopie, cancer, obésité ou encore arthroses précoces, trouble du développement cognitif. De quoi avoir peur de nos écrans lorsqu’on s’intéresse vaguement à leurs impacts sur notre santé. Dans cette première partie, nous reviendrons brièvement sur les effets des écrans sur différents éléments de notre santé, souvent entendus dans nos ateliers d’éducation permanente. Il s’agira alors de peser le vrai du faux, le probable de la panique. Nous distinguerons les impacts directs, liés à l’appareil en tant que tel, des impacts indirects, plutôt liés aux contenus.
Un des premiers effets souvent pointé du doigt est le développement des troubles de la vision, qui serait en partie provoqué par la lumière bleue fortement émise par nos écrans. Bien que ceux-ci l’émettent à des niveaux moins élevés que le soleil, la lumière bleue peut en effet entraîner de la fatigue oculaire lorsque l’exposition est prolongée .
Au-delà de cette fatigue oculaire, et éventuellement des migraines qui pourraient l’accompagner, il ne semble pas y avoir de consensus scientifique sur la toxicité à long terme pour nos yeux et notre vision . En effet, si certaines études tendent à montrer une nocivité pour la rétine, pouvant amener des risques de développement d’une cataracte ou de dégénérescences maculaires, d’autres recherches relativisent ces résultats et concluent que l’usage domestique des lumières LED par exemple ne semble pas toxique pour la rétine.
De plus, de multiples interrogations apparaissent quant au lien entre développement de la myopie, de plus en plus répandue, et la surexposition aux écrans. De nombreux facteurs environnementaux, au-delà des risques génétiques et héréditaires existent. Parmi ceux-ci, par exemple, on retrouve la lecture fréquente et un large temps passé en intérieur exposé à une faible luminosité. Un lien entre la myopie et l’exposition aux écrans semble également apparaître. Cependant, les mécanismes à l’oeuvre n’ont pas été identifiés, et seraient davantage liés à un mode de vie sédentaire et une période importante de temps passé en intérieur, sans exposition à la lumière naturelle, que suppose souvent l’utilisation d’écrans.
Par ailleurs, il est souvent rapporté que la lumière bleue naturellement émise par le soleil permet de réguler notre rythme circadien (notre rythme jour-nuit). Or, l’utilisation prolongée d’écrans émettant ces fameuses lumières bleues supprimerait la production de mélatonine, molécule sécrétée pas notre corps pour favoriser notre endormissement, amenant dès lors des perturbations du sommeil. Ici également, les études se montrent prudentes. Certaines ne montrent pas de différences importantes dans le temps d’endormissement entre une population exposée à un écran avant le coucher et une population plongée dans la lecture d’un livre . D’autres études montrent toutefois une corrélation importante entre l’exposition tardive des écrans chez les enfants (de six à seize ans) et la présence d’insomnie et d’hyperactivité. Selon certaines de ces études comme par exemple celle publiée en 2019 par dix scientifiques et médecins, tous académiciens, dans le cadre d’une mission interministérielle en France sur les rapports entre l’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans. Il y a été observé qu’une faible production de mélatonine provoquerait une désynchronisation de l’organisme entraînant des troubles du sommeil voire une fatigue chronique, des troubles de l’humeur et même de la dépression, des troubles de l’appétit, de la performance et de la vigilance. Les chercheurs appellent « les neurophysiologistes, les psychologues et les philosophes à travailler ensemble à la compréhension des relations homme-machines, afin de poser les bases éthiques des interactions susceptibles d’enrichir le registre des expressions et des interactions humaines, et de s’opposer à celles qui contribueraient à le réduire ».
Le principe de vigilance doit prévaloir et ce sans oublier que nombre de chercheurs pointent également les arguments marketing faisant de la lumière bleue un risque oculaire important en vue de vendre des lunettes de protection anti-lumière bleue. De fait, si certaines options sur les écrans d’ordinateur permettent un affichage plus confortable pour les yeux (l’affichage nocturne), et permettent ainsi de réduire le risque de fatigue oculaire, l’utilisation de lunettes spéciales contre la lumière bleue n’apporterait par contre aucune amélioration du sommeil ou une baisse de risques d’atteinte maculaire.
Un des effets les plus documentés concernant l’exposition aux écrans est le développement de l’obésité. Ainsi, il apparaît que la surexposition aux écrans serait un facteur de risque de surpoids et de l’obésité chez les enfants et les adolescents.
La relation entre l’usage des écrans et l’obésité et le surpoids serait sous- tendue par quatre mécanismes. Premièrement, passer du temps devant les écrans encouragerait le grignotage et la prise calorique immédiate. Deuxièmement, cela amènerait à davantage d’exposition à la publicité pour des produits de mauvaise qualité nutritionnelle. Troisièmement, l’usage des écrans favoriserait un mode de vie sédentaire. Quatrièmement, un sommeil écourté et de moindre qualité, comme explicité ci-dessus, lié au développement de l’obésité, est également pointé du doigt.Ces quatre mécanismes entrent d’ailleurs en interrelation chez certains jeunes qui, augmentant dès lors la surconsommation d’écrans, se sédentarisent, et l’amplifient encore davantage.
Par ailleurs, il semblerait que l’usage de certains écrans soit également lié à l’apparition d’autres problèmes physiques, comme des troubles musculo- squelettiques. Par exemple, l’utilisation prolongée et répétitive d’écrans dans le milieu professionnel semble être liée au développement de douleurs dorsales, lombaires ou cervicales. De même, les joueurs et joueuses excessifs de jeux vidéo semblent également être davantage exposés au risque de tendinite ou de syndrome du canal carpien. Si ces troubles musculo-squelettiques . peuvent se montrer inconfortables, ou douloureux, il semblerait toutefois qu’ils puissent être diminués par une meilleure posture, et par des pratiques ergonomiques.
Lors de nos animations d’éducation permanente, la crainte de l’apparition d’un cancer par l’utilisation excessive d’appareils numériques est parfois exprimée. Certaines participantes semblent ainsi préoccupées par l’impact des ondes émises par nos smartphones, par exemple. Qu’en est-il ?
Il n’y aurait à ce jour aucune donnée démontrant l’impact des champs électromagnétiques dans l’apparition de cancers .Cette crainte fait écho à une des nombreuses inquiétudes adressées, notamment, à l’implémentation d’antennes 5G. Si certaines critiques peuvent effectivement être formulées, celle de l’apparition et du développement du cancer chez les utilisateurs et la population de manière générale n’est pas prouvée.
Nous aurions également pu revenir sur différents éléments liés à la corrélation entre la surexposition aux écrans chez les enfants et adolescents et un développement cognitif altéré. En effet, depuis de nombreuses années, nombre de chercheurs tirent la sonnette d’alarme et montrent de nombreuses relations entre l’exposition aux écrans et des troubles d’apprentissage du langage, de la mémoire, de l’attention, de la créativité, etc. Cependant, la littérature scientifique est prolifique à ce sujet, et a par ailleurs déjà été traitée par Citoyenneté & Participation en 2020. Nous vous renvoyons dès lors vers l’analyse complète sur le sujet réalisée par Karin Dubois.
Parmi les craintes et observations identifiées par les participants de nos ateliers concernant l’utilisation excessive des écrans, nous pouvons également citer la place importante de la violence, ou la présence de contenus non- adaptés sur nos écrans et leur impact sur les plus jeunes.
La télévision et puis les jeux vidéo, sont souvent pointés du doigt, tant par des parents inquiets que parfois par des chefs d’état, comme pouvant rendre violents ses utilisateurs. Cependant, il semblerait que ce lien ne soit pas aussi clair. D’après le psychiatre Serge Tisseron, « les images ne rendent pas tous les enfants violents, mais elles peuvent rendre plus violents ceux qui ont tendance à l’être ». Par ailleurs, la question de la désensibilisation à la violence ou encore de la baisse d’empathie qui serait liée à la consommation de jeux vidéo violents est discutée et ne montre pas de consensus scientifique.
Cependant, il convient de préciser que les images violentes, intriquées dans un certain contexte, peuvent avoir des effets chez les plus petits, et ce d’autant plus lorsqu’elles représentent des évènements de la vie réelle. S’ajoute à cela que pour les tout-petits, les mimiques et interactions avec les autres permettent de développer l’empathie émotionnelle. Le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik affirme quant à lui que ce manque de synchronisation avec l’autre peut produire des adolescents qui ont du mal à contrôler leurs émotions.
Ainsi, il ne s’agit pas tellement du contenu violent en tant que tel qu’il faudrait pointer du doigt, mais davantage la possibilité qu’il puisse être consulté facilement par un jeune à un âge non-adapté.
L’utilisation des réseaux sociaux semble également liée au développement d’insatisfaction et une perception tronquée et négative du corps, tant chez les jeunes filles que chez les jeunes garçons.
En effet, la consultation de certains contenus, pro-anorexie sur TikTok par exemple amènerait chez certaines jeunes femmes et adolescentes une volonté de reproduire des standards de beauté mis en scène, une insatisfaction vis-à-vis de leur propre corps et potentiellement des risques de développer des troubles de conduites alimentaires (TCA), comme l’anorexie.
Les réseaux sociaux s’avèrent, par leur contenu, mettre en avant certains comportements et standards de beauté. Cependant, nos écrans ne seraient-ils pas des relais fourbes de problématiques sociales plus larges (comme l’hyper-sexualisation des corps féminins, l’installation de standards de beauté inatteignables, etc.) qui, certes sont mises en avant par nos réseaux sociaux (nous verrons dans le point III pourquoi), mais qui s’inscrivent dans notre société de manière générale ? Dès lors, nos écrans n’agissent-il pas comme des miroirs déformants reflétant notre réalité sociale et les problématiques qu’elle charrie ?
En conclusion de cette première partie consacrée à une brève revue de certaines craintes émises par les participants de nos animations en éducation permanente, il convient de revenir sur quelques éléments de réflexions.
Il est indéniable que l’apparition et l’omniprésence grandissante des écrans et appareils numériques dans nos vies quotidiennes a bouleversé notre rapport au monde, au point de questionner leurs effets sur notre santé et notre développement cognitif et psychologique. Ainsi, si la littérature scientifique et médicale s’est attachée à démontrer les différents risques liés à la surexposition aux écrans, surtout chez les plus jeunes, il convient cependant de se montrer prudents, et ne pas tomber pour autant dans un message alarmiste comme peuvent le sous-entendre certains médias.
En effet, une démarche scientifique rigoureuse est longue et conclure à une relation de causalité d’une variable (l’exposition des écrans par exemple) sur une autre (la qualité du sommeil, le développement du langage, etc. par exemple) n’est pas chose aisée. Nous vivons dans un monde complexe où nos vies sont traversées par diverses influences et isoler l’une d’elle pour en démontrer l’impact net et certain est d’une grande complexité et demande de longues études longitudinales. Par exemple, comment démontrer clairement un lien entre l’exposition aux écrans et certains troubles sans prendre en compte nos modes de vie globalement sédentaires ? En d’autres termes, sommes-nous « malades » à cause des écrans directement ou plutôt parce que tout notre mode de vie est axé sur une moindre activité physique, une baisse globale du temps de sommeil, une moindre exposition à la lumière naturelle du soleil, etc. Autant d’éléments eux-mêmes corrélés à une meilleure santé ? Dès lors, nous ne le rappellerons jamais assez : corrélation n’est pas causalité, et cela vaut également dans l’étude des effets que pourraient avoir nos écrans sur notre santé.
Il n’est pas rare d’entendre, dans nos groupes d’éducation permanente, dans les médias, ou ailleurs, que l’addiction aux écrans est un fléau (et ce d’autant plus chez les jeunes). D’ailleurs, nous voyons fleurir de nombreux néologismes pour en rendre compte. Nombre de médias, nous parlent de la nomophobie ou du « fomo » comme « la nouvelle maladie du siècle, comme « une pathologie des temps modernes, comparant alors les écrans et les smartphones à de véritables drogues.
Des parents inquiets pour leurs enfants dévoreurs de contenus numériques, aux citoyens et médias préoccupés par l’omniprésence de l’influence des réseaux sociaux, le constat semble clair : les écrans et leurs contenus agissent comme des drogues. Mais qu’en est-il réellement ? Peut-on comparer notre nièce de treize ans fan de Valorant et likeuse en série sur Instagram à une toxicomane en recherche de sa substance ? En d’autres termes, peut-on réellement parler d’addiction aux écrans ?
Face à cette question deux camps s’opposent. Premièrement, l’approche naturaliste et biomédicale des addictions considère toute addiction comme une maladie, due au chamboulement neurophysiologique induit par la prise d’une substance psychotrope. Dans ce modèle, on pourrait définir l’addiction comme une maladie issue d’une consommation excessive et problématique d’une ou de plusieurs substances psychoactives, amenant à une tolérance, du craving et des symptômes de sevrage.
Ainsi, par exemple, si un alcoolique ou un héroïnomane est accro, c’est parce que l’alcool et l’héroïne sont des molécules qui, intrinsèquement par leurs actions physiologiques et neurologiques, vont avoir tendance à rendre addict les personnes qui en consomment excessivement, c’est-à-dire les amener à en consommer davantage pour ressentir les effets recherchés, à développer une recherche obsessionnelle et irrépressible du produit et à ressentir des « symptômes de manque » (qui peuvent parfois amener la mort, comme pour l’alcoolisme par exemple) lorsqu’il n’est pas possible de consommer.
Dans ce modèle, il semble évident que les addictions comportementales, comme la dépendance aux écrans, ne trouvent que peu leur place. En effet, selon cette approche, si certains peuvent avoir une consommation problématique des écrans, aucun symptôme physiologique de sevrage ne semble avoir été démontré lorsqu’une personne ne peut avoir sa « dose » d’écran.
Deuxièmement, une seconde approche de l’addiction existe, celle du modèle bio-psycho-social qui met davantage l’accent sur le contexte biologique, psychologique et social des individus dans leurs comportements de consommation et de leur éventuelle dépendance. L’addiction serait alors le produit d’une interaction complexe entre une génétique, une histoire personnelle, des besoins psychologiques, un contexte relationnel précis, etc. Dans cette conception, les addictions comportementales, telles que celle de la dépendance aux écrans, prennent leur place, puisqu’ici ce n’est pas tant le stimulus ou la substance addictogène qui est au centre des comportements d’addiction, mais bien le contexte dans lequel ceux-ci s’inscrivent. Ainsi, l’idée est de comprendre l’addiction comme une réponse à une motivation parfois inconsciente de l’individu (un mal-être psychologique, par exemple), suivant un désir d’évasion de la réalité, et non pas comme une conséquence presque mécaniciste d’une prise de substance.
Les grandes organisations de santé et de psychologie, comme l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) et l’APA (American Psychological Association) et le consensus scientifique s’inscrivent aujourd’hui davantage dans la première approche des addictions. En effet, tant dans les classifications internationales comme la CIM ou le DSM, l’addiction aux écrans ou la dépendance à internet ne sont pas reconnus, préférant parler d’ « usage problématique des écrans ». Seule la classification internationale des maladies de l’OMS se voit complétée, en 2018, par le « trouble du jeu vidéo ». Celui-ci est défini comme : un comportement lié à la pratique des jeux vidéo ou des jeux numériques, qui se caractérise par une perte de contrôle sur le jeu, une priorité accrue accordée au jeu, au point que celui-ci prenne le pas sur d’autres centres d’intérêt et activités quotidiennes, et par la poursuite ou la pratique croissante du jeu en dépit de répercussions dommageables. […] le comportement doit être d’une sévérité suffisante pour entraîner une altération non négligeable des activités personnelles, familiales, sociales, éducatives, professionnelles ou d’autres domaines importants du fonctionnement, et en principe, se manifester clairement sur une période d’au moins douze mois ».
Or, ces grandes organisations médicales et leurs classifications ont tendance à donner le « la » et être sources de références pour nombre de communautés médicales. Ainsi, aux États-Unis par exemple, la reconnaissance des maladies et troubles reconnus par l’American Psychological Association, soumise à l’influence de lobbies pharmaceutiques, va faciliter la prescription de certains médicaments ou l’octroi de congés maladie, par exemple. En Europe, le corps médical et les assurances maladies tendent à s’appuyer sur les recommandations et la classification internationale des maladies de l’OMS.
Ainsi, la reconnaissance ou non d’un trouble, d’une maladie ou d’une addiction n’est pas anodine et répond à de nombreux rapports de force, qui impactent dès lors le secteur médical, les interventions, les traitements proposés mais également la recherche et les études statistiques.
Toutefois, au-delà des dictats de ces grandes organisations de santé, une réalité de terrain existe. Par exemple, en Belgique, plusieurs cliniques et services hospitaliers sont spécialisés dans la cyberdépendance au vu du nombre de personnes souffrant d’une consommation excessive et problématique des écrans (bien qu’elles soient surtout axées sur les jeux d’argent en ligne et le trouble du jeu vidéo, soit les deux addictions comportementales reconnues par l’OMS).
Finalement, si aucun consensus scientifique des grandes organisations de santé ne semble exister autour de la cyberdépendance mais qu’une certaine conception biopsychosociale de l’addiction aux écrans, ou « d’utilisation pathologique des écrans », peut être acceptée, il faudrait toutefois se montrer davantage prudent et ne pas tomber dans une panique morale. Si certaines personnes peuvent montrer des comportements « addictifs » avec les écrans, tout usage excessif n’est pas pour autant pathologique. À ce titre, la plupart des travailleurs du secteur tertiaire qui passent le plus clair de leur journée en face d’un ordinateur ne sont pas tous pour autant de grands addicts.
Par ailleurs, questionnons-nous sur ce que nous désignons instinctivement comme des comportements d’addiction aux écrans. En effet, n’avons-nous pas tendance à pointer comme addicts des jeunes lorsqu’ils jouent aux jeux- vidéos et consultent les réseaux sociaux, mais beaucoup moins lorsqu’ils doivent suivre leurs cours en ligne, ou faire leurs devoirs ? L’addict est celui qui consulte son smartphone dans le bus, poste des story Instagram, joue à League Of Legend en pyjama tous le week-end. Mais l’addict n’est pas le responsable RH face à ses tableaux excel quotidiens, l’étudiante en pleines révisions, ou l’adolescent suivant ses cours en ligne durant un confinement suite à une épidémie mondiale. Pourquoi avons-nous ce réflexe de condamnation de l’usage excessif des écrans lorsqu’ils sont utilisés pour le divertissement et non pas lorsqu’ils répondent à des impératifs de productivité ?
Un des premiers réflexes lorsqu’il s’agit de questionner l’impact des écrans sur notre santé et plus particulièrement celle des jeunes, est de pointer du doigt les parents et leurs mauvais principes d’éducation. Si nos chères têtes blondes deviennent des zombies obèses, déficients cognitifs, vulnérables aux tendinites et accro aux écrans, c’est bien à cause de ces parents indignes qui leur refilent leur smartphone en deux temps trois mouvements pour calmer leurs pleurs incontrôlables. Si probablement certains manquent de ressources, de temps ou d’informations quant aux risques associés aux écrans tels qu’on les a développés jusqu’ici, l’éducation parentale ne semble être que la pointe immergée de l’iceberg. D’ailleurs, cibler les parents comme l’unique origine de cette mauvaise utilisation numérique, au-delà de la culpabilisation induite, contribue également, inconsciemment ou non, à stigmatiser encore davantage les familles précaires, puisqu’on sait que les enfants auront tendance à être davantage exposés aux écrans précocement lorsqu’ils grandissent dans des familles issues de milieux socio-économiquement défavorisés.
Si nous passons notre temps à questionner les principes éducatifs des (« mauvais ») parents, et donc s’inscrire dans des critiques très individuelles où la conclusion serait « formez-vous à ? être des meilleurs parents », nous perdons de vue toute l’organisation sociale, collective et économique qui nous amène à l’omniprésence des écrans dans notre vie quotidienne.
Pointons également les discours contradictoires, dans le chef des politiques publiques ou ailleurs, qui nous disent d’un côté de veiller à la santé et au développement des enfants face aux écrans, mais qui dans le même temps impulsent l’implémentation d’écrans dans le cadre scolaire et poussent de plus en plus la population à utiliser des écrans, tant pour travailler, que pour faire des démarches administratives.
Ensuite, il convient de questionner les modèles économiques et sociaux qui sous-tendent notre utilisation des technologies numériques. En effet, notre manière d’utiliser notre smartphone, notre ordinateur portable ou encore notre console de jeu vidéo est soumise aux choix opérés par des entreprises privées qui n’ont pas forcément pour objectif notre santé et notre bien-être, comme semble le rappeler en 2017, Reed Hastings, le PDG de Netflix déclarant : « nous sommes en concurrence avec le sommeil ».
De fait, les GAFAM construisent leurs équipements et font des choix de développement et de production qui visent à nous vendre de plus en plus d’appareils numériques et puis à nous faire passer le plus de temps devant les écrans. Pourquoi ? Pour des raisons économiques, puisque au plus nous passons du temps sur les réseaux sociaux, internet, des jeux en ligne, etc. plus nous laissons derrière nous des données personnelles, qui, une fois récupérées par ces entreprises (avec notre consentement), sont vendues à des data-brokers ou des entreprises privées, et ce, pour nous soumettre de la publicité ciblée. Pour attirer notre attention et nous pousser à passer le plus de temps sur ces plateformes, plusieurs outils et stratégies existent, comme les algorithmes de recommandation, le scroll infini, la lecture automatique, les notifications intempestives, les « challenges » ou encore la mise en avant de contenus engageants. C’est ce qu’on appelle l’économie de l’attention.
Tous ces exemples sont des choix. Des choix opérés par les entreprises qui les développent et ce en vue de maximiser leurs profits. Dès lors, au-delà du fatalisme et des remises en question individuelles et familiales, un autre développement et une autre organisation du numérique, plus démocratique et plus soucieuse de nos besoins, est possible. Si nos modes de vie, notre psychologie et notre rapport au monde ont effectivement évolué au fil du développement technologique, que doit-on blâmer : la technologie en tant que telle ou la manière dont elle nous est imposée par des entreprises privées, elles-mêmes soumises aux lois du marché ?
En conclusion, la présence grandissante des écrans et des appareils connectés dans nos quotidiens n’est plus à démontrer. Leur omniprésence est telle que nombre de parents, citoyens, participants de nos animations d’éducation permanente, médias ou médecins s’inquiètent de leurs effets sur notre rapport au monde, mais également sur notre santé. L’objectif de cette publication était de revenir sur ceux-ci et d’en discuter les contours, et ce pour éveiller notre œil critique sans prendre le risque de tomber dans une panique morale.
Dans un premier temps, nous sommes revenus sur les différents effets directs et indirects du numérique sur notre santé, souvent évoqués sur le terrain de l’éducation permanente et ailleurs. Dans un deuxième temps, nous nous sommes attardés sur la notion, difficile à aborder, d’« addiction aux écrans ». Enfin, dans un troisième temps, une réflexion plus large a été amorcée à propos des enjeux sociaux et économiques derrière l’omniprésence du numérique et de leur possible impact sur notre santé.
Finalement, par cette analyse, l’idée est de questionner les différents poncifs, les réflexes assertifs et les inquiétudes que nous pouvons avoir face à la numérisation grandissante de nos vies. Au regard de ce qui a été discuté, il semblerait nécessaire de relativiser mais également de se montrer prudents. Notre rapport au monde et nos comportements professionnels, scolaires, sociaux changent au rythme des progrès technologiques et de nombreuses paniques et critiques peuvent apparaitre, et le numérique n’y échappe pas. Il convient donc de se méfier : qu’est-ce qui est l’objet de critique ? L’appareil et la technologie en tant que telle, ou bien les raisons qui amènent sa généralisation, la manière dont elle nous est imposée ou comment nous sommes poussés à l’utiliser ?
D’ailleurs, loin de nous l’idée de renier les avantages indéniables du numérique dans nos vies et pour notre santé. En effet, nous aurions pu évoquer dans cette analyse le soutien numérique pour les personnes en situation de handicap, ou encore dans la prévention et le suivi médical pour certaines maladies mentales ou physiques, comme le suivi de sa glycémie pour les personnes atteintes de diabète ou l’aide à la détection de certains cancers, par exemple.
Quoi qu’il en soit, de nombreuses critiques de la numérisation à outrance de nos vies peuvent malgré tout être émises, et ce cahier s’attache à en expliciter certaines. De cette manière, au travers de ces riches et diverses réflexions, questionnements et échanges du terrain, un autre horizon peut être aperçu, celui d’un numérique davantage axé sur les (non-)besoins, le bien-être et l’égalité des utilisateurs (par exemple, dans l’accessibilité, l’utilité et l’atten- tion aux usages de chacun). Et cet autre numérique ne peut s’opérer qu’au travers d’une organisation collective, citoyenne et fondamentalement démocratique, en dehors des logiques de marché imposées par les GAFAM, BATX et autres NATU.
Diplômée d’un master en Psychologie et d’un master 2 en Sociologie, Roxane Lejeune est collaboratrice dans la thématique Médias & Actions citoyennes chez Citoyenneté & Participation.