Analyse n°455 de Emma Raucent - mai 2022
Le gouvernement fédéral a récemment conclu un accord en vue de définir le statut social des travailleurs de l’économie de plateforme. L’enjeu de cet accord est de répondre à la question suivante : ces travailleurs sont-ils employés ou indépendants (ou autre !) ? Cet accord s’inscrit dans le cadre plus large d’une série de réformes du marché du travail belge.1 Par ailleurs, le statut des travailleurs de plateforme est également débattu au niveau de l’Union européenne, ce qui donnera prochainement lieu à l’adoption d’une directive. Quelle lecture peut-on faire de ces deux initiatives législatives ? Représentent-elles une avancée pour la protection des travailleurs ? Les deux textes, dont aucun n’a donc été adopté, présentent-ils déjà des incompatibilités ?
Afin de tenter d’apporter des réponses à ces questions, nous énumérons en premier lieu brièvement les éléments qui caractérisent l’économie de plateforme et le modèle de travail sur lequel elle repose aujourd’hui. Il apparaît clairement que l’essor des plateformes et la compétition acharnée qu’elles se livrent pour dominer leurs marchés respectifs ont pour effet général de tirer vers le bas les conditions de travail et de rémunération des travailleurs. Le modèle de plateforme n’est pas le premier mécanisme introduit par les entreprises en vue de « flexibiliser » le travail (citons le travail à la demande, le travail intermittent, le travail intérimaire, etc.). Cependant son modèle d’hyperexternalisation (et notamment de sous-traitance des travailleurs) semble radicaliser cette tendance à la précarisation du travail.
Dans un second temps, nous reviendrons sur la situation belge relative au statut des travailleurs de plateforme. Le jugement du tribunal de travail de Bruxelles de décembre 2021 sur le statut des livreurs de Deliveroo concentrera notre attention. Dans cet arrêt, le tribunal a d’abord écarté le régime légal sous lequel la majorité de ces livreurs travaillent, en l’occurrence le régime de l’économie collaborative (dit régime « P2P »). Mais il a également écarté la possibilité de requalifier les travailleurs de cette plateforme en salariés. La combinaison de ces deux décisions crée une grande insécurité juridique et sociale pour ces travailleurs, et renforce la nécessité d’une intervention législative en la matière.
Pour finir, nous aborderons les deux projets législatifs, l’un européen, l’autre belge, qui ont vocation à clarifier le statut social des travailleurs de plateforme. La proposition de directive introduit une présomption de salariat (conditionnée au respect de deux critères sur cinq) ainsi que des garanties de protection des travailleurs en matière de management algorithmique. Cette proposition, malgré ses limites, représente une victoire (potentielle) pour la protection des travailleurs de plateforme. Bien que son contenu puisse encore radicalement changer (notamment sous l’effet du lobby des plateformes, soutenu par la France), elle sert déjà de base au projet de loi belge (en tout cas pour la partie instaurant une présomption de salariat). Pourquoi une initiative belge intervient-elle avant l’adoption de la directive européenne ? Quelles critiques peut-on adresser au texte belge et présente-t-il déjà des incompatibilités avec le futur droit européen ? Quels objectifs et intérêts les diverses forces politiques au pouvoir en Belgique défendent-elles dans l’établissement d’une présomption de salariat ? Et quel rôle ces deux projets législatifs joueront-ils dans le développement des plateformes et de leur modèle de travail actuel ? La dernière partie de la présente analyse élabore une ébauche de réponse à ces différentes questions.
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1 Ces réformes portent sur l’augmentation des opportunités de formation pour les travailleurs, sur une meilleure conciliation vie professionnelle et vie privée (via le droit à la déconnexion et la semaine de quatre jours) et sur l’augmentation de la mobilité sur le marché du travail. Pour un résumé, voy. : Communiqué du Conseil des ministres (Belgique) – Pierre-Yves Dermagne, Bruxelles : 15 février 2022, [en ligne :] https://dermagne.belgium.be/fr/un-accord-sur-la-r%C3%A9forme-du-march%C3%A9-du-travail-valid%C3%A9-par-le-gouvernement, consulté le 7 mars 2022.
Emma Raucent est titulaire d’un master en droit ainsi que d’un master de spécialisation en philosophie du droit. Elle est chargée de recherche dans la thématique Famille, Culture & Éducation, au sein du pôle Recherche & Plaidoyer chez Citoyenneté & Participation.